Francesca la Trahison des Borgia
place.
— Viens, me dit-elle en se levant du banc. J’ai un nouveau singe adorable que je veux te montrer, et tu restes dîner, bien sûr. Je serais trop triste si tu t’en allais.
Plus probablement, elle se sentirait seule et désœuvrée. Jusqu’à son mariage, et à sa consommation (qui d’un commun accord ne devait pas avoir lieu avant un an, d’où ma remarque), Lucrèce devait vivre comme toutes les jeunes femmes de son rang, à savoir enfermée dans une belle cage dorée. Les ambitions de son père lui imposaient de faire attention à ses moindres paroles et gestes, même avec ses dames de compagnie. J’étais l’une de ses rares relations avec qui elle pouvait être vraiment elle-même.
Qu’elle le reconnaisse ainsi tacitement était flatteur pour moi, bien sûr, car cela voulait également dire que notre amitié faisait fi des différences qui existaient pourtant de fait entre nous. J’aurais pu m’en sentir gratifiée, eussé-je été une âme servile. Mais au-delà de moi je voyais une jeune femme, solitaire et inquiète, que je m’étais engagée à protéger en vertu d’une profession pourtant très peu vertueuse.
— Je serais ravie de rester, lui annonçai-je, ce qui était considérablement enjoliver la vérité, mais en valait la peine à voir le sourire que cela fit naître sur le visage de Lucrèce.
Ainsi, je restai. J’admirai le singe – un petit animal bien sale, à mon humble avis, qu’il aurait mieux valu laisser à l’état sauvage dans son pays d’origine, quel qu’il soit. Je dînai avec elle seule, sur une petite table, dans sa chambre (à leur grande consternation, ses dames de compagnie avaient pu disposer).
Alors que nous étions en train de déguster du perdreau au fenouil et aux pommes, je la taquinai :
— Vous savez que votre insistance à vouloir dîner en privé avec quelqu’un comme moi va donner lieu à bien des conjectures.
À ce stade-là nous avions passablement bu, et nous nous mîmes à ricaner comme deux sottes en songeant aux folles rumeurs qui allaient circuler… ou circulaient déjà. Tout était un peu flou, je dois dire.
— Ils vont se demander, proposa Lucrèce en léchant ses os de perdreau, si par hasard je ne t’aurais pas demandé ton avis de professionnelle. Peut-être bien que j’aimerais connaître les mesures à prendre contre mon futur époux s’il ne s’avérait pas aussi satisfaisant qu’il le devrait.
Elle avait bu autant que moi, je vous le jure, et pourtant l’espace d’un instant son regard fut d’une sobriété déconcertante. Et sérieux, aussi.
— Êtes-vous en train de me demander comment se débarrasser d’un mari pénible ? demandai-je en plaisantant à moitié. L’autre moitié de moi priait pour que ce ne soit pas vrai. Elle n’était même pas encore allée à l’autel ; elle ne pouvait tout de même pas déjà ressentir le besoin de se libérer des liens sacrés du mariage ?
Mais c’était la fille de Borgia, et je me dis que je ferais mieux de ne pas l’oublier.
— Bien sûr que non, répliqua-t-elle promptement. J’ai la plus grande affection pour Giovanni, tout au moins je suis sûre que ce sera le cas lorsque je l’aurais enfin rencontré. C’est juste que l’on entend toujours dire tellement de choses. Par exemple qu’il existe des moyens d’empêcher une grossesse, ou de faire qu’un homme soit incapable de s’acquitter de son devoir conjugal, et même de…
Elle s’arrêta alors, voyant peut-être à mon expression qu’il valait mieux ne pas s’aventurer sur ce terrain-là.
— Je vois que mes paroles t’ont troublée, ma chère Francesca, dit-elle en me resservant du vin elle-même, étant donné que ses domestiques avaient eux aussi été congédiés. Loin de moi l’intention de te contrarier pourtant, ajouta-t-elle avec une apparente sincérité.
Vous songerez peut-être que c’était le vin, mais je pense pour ma part que ce fut le souvenir de la toute petite fille qu’avait été Lucrèce, faisant quelques pas hésitants vers moi, mais parfaitement en confiance, qui me mit du baume au cœur – pour différent que le mien fût des autres.
— Il existe toutes sortes de moyens de parvenir à ses fins, rétorquai-je. Et il paraît évident que je les connais, sinon de quelle utilité serais-je à votre père, n’est-ce pas ?
Il lui restait suffisamment d’innocence pour rougir et détourner le regard l’espace d’un instant. Mais elle était
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