Francesca la Trahison des Borgia
en pleine floraison et de délicates pensées se dressant vers le soleil. Les allées se rejoignaient au centre du jardin, au pied d’une fontaine en pierre d’où jaillissaient de fins jets d’eau irisés de la bouche d’un chérubin nu.
— Comme je prie pour que tu aies raison, s’exclama Lucrèce lorsque nous fûmes assises sur un banc en pierre non loin de la fontaine. Mais tu dois savoir, j’en suis sûre, que César est très mécontent de papà. Il a été furieux d’apprendre que c’était notre frère Juan, et non lui, qui allait être fait duc, et qu’on lui avait promis une armée en plus d’un mariage somptueux. C’est la vie que César rêve d’avoir, même si notre père a autre chose en tête pour lui.
L’idée de Borgia était qu’en temps voulu César devienne pape, à la tête non seulement de la chrétienté mais aussi d’une dynastie régnant sur une Italie unifiée, dans laquelle les grandes familles et les puissantes communes seraient enchaînées au trône de Saint-Pierre.
Aujourd’hui cela ressemble surtout à un rêve fiévreux, mais à l’époque je vous assure que cela paraissait envisageable. Borgia était peut-être le seul capable d’une telle vision, et le seul doté de la volonté nécessaire pour concevoir une si vaste réorganisation de notre monde, mais aucun être sensé n’aurait écarté la possibilité qu’il puisse véritablement y arriver.
Sauf César qui, s’il paraissait s’incliner devant son père en public, semblait bien déterminé à le défier partout ailleurs.
— Tout de même, fis-je, il ne gâcherait pas le jour de votre mariage.
César avait beau être un jeune homme fougueux, j’étais relativement certaine qu’il était à même de se contrôler le temps de quelques heures. Quant à ce qui arriverait après… je préférais ne pas y penser.
Lucrèce semblait partager mon avis, car elle esquissa un faible sourire.
— Je suis sûre que tu as raison. De toute façon, il serait temps que j’arrête de m’inquiéter pour César et que je pense à des choses plus gaies.
Elle se pencha vers moi et ajouta, sur le ton de la confidence :
— Je connais enfin la date à laquelle je deviendrai une femme mariée – ou, tout au moins, à laquelle j’en aurai le nom.
Voilà une nouvelle pour le moins alléchante. La date du mariage de Lucrèce avec Giovanni Sforza était au cœur de tous les débats et paris depuis des semaines. Moi-même je m’étais abstenue de miser de l’argent là-dessus, mais cela m’intéressait grandement de le savoir.
— Et quand aura-t-il lieu ?
— Les astrologues du cardinal Sforza ont décrété que le douzième jour du mois prochain était le plus propice.
— Tiens donc…
Borgia n’allait pas être content, car il voulait que les noces aient lieu plus tard, plus précisément à un moment où il espérait être en meilleure posture pour déterminer s’il voulait qu’elles aient lieu tout court. Par ailleurs, il ne supportait pas les astrologues. Il Papa avait déjà suffisamment de difficultés comme cela à accepter que notre Père céleste ait son mot à dire sur son sort personnel. L’idée que l’alignement des étoiles au moment de sa naissance déterminait d’une certaine manière sa destinée le choquait énormément.
Lucrèce confirma d’un signe de tête. Elle paraissait sincèrement heureuse.
— Giovanni arrivera deux jours avant, expliqua-t-elle. Il y aura une grande fête de bienvenue : une messe à Saint-Pierre suivie d’un banquet, d’une course de chevaux et d’autres jeux encore. Bien entendu tout le monde y sera sauf moi, mais papà a dit que j’aurai le droit de me mettre au balcon pour regarder mon mari passer à cheval.
Elle plongea la main dans le corsage en filigrane d’argent de sa robe et en retira un petit médaillon, qu’elle ouvrit délicatement pour me montrer le portrait d’un jeune homme.
— Ne le trouves-tu pas beau ?
C’était loin d’être la première fois que l’on me demandait de commenter l’apparence de Giovanni Sforza. J’étouffai un soupir, et répondis ce que je répondais toujours en pareille occasion :
— Il est très bien.
En fait, à l’âge de vingt-six ans, le seigneur de Pesaro et Gradara avait quasiment le double de l’âge de Lucrèce, et de surcroît était veuf. Il n’était que l’enfant naturel de Costanzo Sforza, mais avait reçu en legs les distinctions honorifiques de son père, puisque
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