Francesca la Trahison des Borgia
hurla et tenta de me saisir à la gorge, mais manqua son coup car au lieu de chercher à lui échapper, je m’enfonçai plus avant encore dans ma victime, tel un boucher cherchant à ouvrir une carcasse en deux.
Tout ce sang, chaud et écœurant par son odeur de cuivre, qui coulait sur mes mains et mes bras, m’éclaboussait le visage, s’étalait en flaque à mes pieds. Tous ces cris mais aucun venant de moi, car les ténèbres qui m’habitent avaient outrepassé toutes les limites, avec une allégresse féroce.
Un voisin qui entrait dans l’immeuble entendit ce qu’il se passait. Il ressortit sans tarder, avant que j’aie l’occasion de lui parler, mais comme je le sus plus tard il fit venir la patrouille, qui regarda brièvement la scène avant elle-même de se retirer pour appeler les condottieri les plus proches. Vittoro se trouvait toujours à la caserne lorsqu’il reçut l’appel. Reconnaissant mon adresse, il décida de mener la garde. Je ne m’avancerai pas sur ce qu’ils trouvèrent à leur arrivée, mais une chose est sûre, aucun de ces hommes ne m’a regardé dans les yeux depuis, à part Vittoro. Quant à moi j’étais égarée dans les entrailles rouge sang de la mort, où aucune lumière ne pénètre et la conscience, Dieu merci, n’existe pas.
Lorsque je revins à moi j’étais assise dans un fauteuil, dans mon salon. Minerve était à côté de moi et m’observait. En la regardant, je fus surprise de constater que son pelage était blanc, et non pas gris comme je l’avais cru. Cette découverte me parut soudain de la plus haute importance. Je me concentrai dessus à l’exclusion de toute autre chose, et ne sortis de ma rêverie qu’en sentant le contact léger de la main de Vittoro sur mon épaule.
— Francesca ?
Je levai les yeux, rencontrai les siens, et la mémoire me revint.
— Portia ?
Il sembla soulagé de voir que je retrouvais mes esprits – le sot.
— La portatore ? Elle a été rouée de coups, mais elle s’en remettra. J’ai parlé brièvement avec elle. Tout est arrivé parce qu’elle a ouvert la porte à cet homme. Il était venu poser des questions sur toi, elle ne voulait pas y répondre, et apparemment il a cru pouvoir la convaincre.
— Est-il… ?
— Mort ? Oui. Comment te sens-tu ?
Je regardai mes mains, remarquant que seules subsistaient quelques traces de sang autour de mes ongles. Ma robe avait disparu ; je ne la revis plus jamais. Quant au couteau, il s’était lui aussi volatilisé.
— J’ai très soif.
Vittoro me laissa un instant et revint avec une coupe. Je bus avidement. Mes mains tremblaient, et il dut la tenir pour moi. Lorsque j’en eus fini, je me laissai aller en arrière avec un long soupir.
— Sais-tu qui c’était ? demanda Vittoro. Il avait approché un tabouret pour s’asseoir près de moi. J’entrouvris les yeux et vis qu’il m’observait attentivement.
— C’est à peine si j’ai vu son visage. (L’idée me vint que je devrais m’armer de courage et voir si je ne reconnaîtrais pas mon agresseur – ou ce qu’il en restait.) Je pourrais…
— Il ne vaut mieux pas, rétorqua Vittoro promptement. J’ai bonne mémoire pour les visages, et celui-là m’était inconnu. Nous pouvons repousser sa mise en terre si tu insistes, mais vraiment je ne vois pas l’intérêt.
Je m’aperçus avec horreur qu’une larme était en train de couler le long de ma joue. En la voyant, Vittoro fit claquer sa langue. Cet homme bon (ce mari, ce père, ce grand-père, peu importe qu’il ne compte plus le nombre d’hommes qu’il avait tués de ses mains) me dit doucement :
— Francesca, tu as agi ainsi pour vous protéger, toi et la portatore. Tu n’as rien fait de mal.
Je fermai les poings pour que mes ongles s’enfoncent dans la chair, mais ne pus empêcher mes larmes de tomber, chaudes, cuisantes, et n’offrant pas le moindre apaisement. Je ne regardai pas Vittoro, effrayée comme je l’étais à l’idée de ce que je verrais dans ses yeux. De la peur ? Du dégoût ? Ou pire encore, de la pitié ? Je ne pouvais supporter rien de tout cela. En fait, en cet instant-là, j’avais l’impression de ne plus pouvoir rien endurer.
Mes paupières étaient incroyablement lourdes, mais je me forçai à les garder ouvertes. Si je dormais, le cauchemar reviendrait me hanter de plus belle, et j’avais peur de me noyer dans tout ce sang avant d’arriver à me réveiller. Mais si je ne dormais pas,
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