Francesca la Trahison des Borgia
celui-ci n’avait eu aucun héritier légitime. Dépendant totalement de la branche milanaise de la famille Sforza (bien plus puissante) pour assurer sa progression dans la vie, il n’était pas précisément le grand seigneur que Lucrèce avait dû rêver d’épouser. Mais il avait tout de même des traits plutôt agréables (dont un long nez bien droit), une barbe à la mode, des cheveux noirs et souples. Il avait également une nature aimable, à ce qu’il paraissait, bien que tous les futurs mariés qui ne sont pas de vrais ogres soient qualifiés pareillement, en toute honnêteté.
— Pesaro est une ville tout à fait charmante, paraît-il, fit observer Lucrèce en remettant le médaillon là où était sa place, près de son cœur.
— J’ai entendu dire de même.
Le fief de son fiancé était une agréable petite ville sur la côte adriatique, célèbre pour ses fêtes religieuses. Son unique intérêt résidait dans sa position stratégique sur la via Emilia, la route que les Romains avaient construite dans l’Antiquité afin de relier la côte orientale aux riches régions agricoles du Nord. À Rimini, elle était reliée à la via Flaminia, qui menait ensuite directement à Rome. Mais tout cela n’intéressait pas Lucrèce le moins du monde. Ce qui lui importait vraiment, c’était tout ce que Pesaro n’était pas – Milan, Florence, Naples, Venise, ou Rome elle-même. Il était on ne peut plus évident que cette petite ville provinciale ne convenait guère à une jeune femme ayant vécu toute sa vie au plus proche du siège du pouvoir.
J’étais en train de méditer là-dessus lorsqu’un page approcha, mains croisées dans le dos, regard détourné mais vigilant, prêt à répondre au moindre désir de Madonna Lucrezia.
Elle lui fit signe de s’éloigner, ce qui voulait dire que nous n’en avions pas fini.
Lorsque nous fûmes seules de nouveau, sa tête nimbée d’or s’approcha de la mienne et elle me chuchota :
— Mon père t’a-t-il dit… quoi que ce soit ?
Je saisis tout de suite le sens de sa question : elle voulait savoir si elle allait encore devoir subir l’affront d’une rupture de fiançailles. Lucrèce savait que je me trouvais souvent en présence de son père, et se demandait si j’aurais pu surprendre une conversation à ce sujet.
Mais que pouvais-je lui dire ? Les problèmes entourant cette union étaient si évidents. Tout reposait sur le refus du chef de la famille Sforza de céder le riche duché de Milan à son souverain légitime. Ce dernier était le petit-fils du roi de Naples, ce qui laissait présager un conflit sanglant entre deux des familles les plus puissantes d’Italie. Borgia, qui était en théorie allié à Milan mais ne tenait spécialement pas à affronter la colère de Naples (qu’il avait lui-même réussi à agacer, souvenez-vous), comptait sur les monarques espagnols pour arranger une situation qui, de fait, lui permettrait d’avoir le beurre et l’argent du beurre.
— Il paraît évident, répondis-je en pesant mes mots, que votre père tient à son alliance avec les Sforza.
Une jeune femme moins avisée aurait pu se satisfaire de cela, mais Lucrèce connaissait son père mieux que quiconque ou presque, bien que je ne croie pas que l’intéressé s’en soit jamais rendu compte.
— C’est le cas aujourd’hui, répliqua-t-elle. Mais je crains qu’il soit comme César, à penser qu’aucun homme ne sera jamais assez bon pour moi.
Ma théorie personnelle était que Borgia doutait plutôt qu’aucun homme ne soit jamais assez bon pour lui. S’étant hissé à la fonction suprême, l’on aurait pu croire qu’il allait se détendre quelque peu et se contenter d’observer le monde des nobles hauteurs du trône de Saint-Pierre. Mais au lieu de cela, son esprit agité cherchait à remporter des victoires toujours plus grandes – donc, fatalement, à contracter les alliances nécessaires pour y parvenir.
Le tact n’était pas une de mes qualités, mais je fis de mon mieux pour en faire preuve en cet instant-là.
— Une année peut paraître bien longue, mais vraiment ça ne l’est pas. Elle passera sans que vous vous en rendiez compte.
Lucrèce me lança un regard pour le moins sceptique, que l’on se serait attendu à voir chez quelqu’un de bien plus âgé qu’elle. Mais j’oubliais toujours que malgré son jeune âge, elle avait grandi dans une maison où l’innocence avait très peu sa
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