Francesca la Trahison des Borgia
les tréfonds de mon être s’était libéré de ses chaînes ; ni de la foule d’idées, toutes plus inventives les unes que les autres, que je caressais pour écourter le passage de Morozzi sur terre : et encore moins du cauchemar qui, je le savais, allait revenir me hanter très bientôt, au vu des récents événements…
La vérité était que jamais je ne pourrais faire tomber le masque, ni avec Sofia, ni avec personne d’autre. Aux yeux de tous il me fallait être Francesca Giordano l’empoisonneuse, une femme à craindre mais pas si différente que cela, finalement, de tous ceux qui tous les jours sont obligés de faire des choix difficiles pour survivre dans un monde difficile. En revanche, si l’on venait à découvrir ma vraie nature, les gens s’attaqueraient à moi comme des chiens enragés et m’écartèleraient, je le savais.
J’étais en train de me demander quoi lui répondre, n’importe quoi susceptible de détourner son attention, lorsque la porte à l’arrière de l’échoppe s’ouvrit. L’homme qui entra était jeune, à peine plus âgé que moi, grand et large d’épaules. Avec ses cheveux bruns et frisés, ses traits marqués et ses yeux noirs, on aurait facilement pu le prendre pour un Espagnol. Mais David ben Eliezer était un juif, l’un des premiers que j’avais rencontrés après avoir découvert que feu mon père avait lui aussi été de cette confession, à la naissance. Jusqu’à récemment il avait vécu à Rome, mais ayant fait le vœu l’année précédente de pourchasser Morozzi où qu’il aille, il avait quitté la ville. Le voir là me rendit nerveuse, car je savais ce que sa présence signifiait probablement.
David prit un tabouret de sous la table et s’assit auprès de nous. Il avait l’air fatigué, mais aussi résolu. En nous saluant toutes deux de la tête, il lança à Sofia :
— Devrais-je m’inquiéter ? Le petit m’a retrouvé bien vite, je trouve.
— Je lui ai dit où chercher, et d’autre part c’est un bon garçon, je sais qu’il ne dira rien, répliqua l’apothicaire.
J’en conclus que les responsables du ghetto n’étaient pas au courant du retour de David parmi eux ; ce qui était tout aussi bien, vu qu’ils le considéraient comme un dangereux agitateur.
— Francesca, m’interpella-t-il avec un léger sourire, comme si nous nous étions séparés la veille. Tu as l’air fatiguée.
Avant que je puisse répondre, Sofia se chargea de lui expliquer :
— Quelqu’un a tenté de la tuer hier soir. La seconde attaque qu’elle subit en autant de jours.
David leva les sourcils.
— Je n’ai rien entendu à ce propos. Que se passe-t-il ?
Je lui fis un résumé de la situation en passant le plus possible sur les détails. Cela ne l’empêcha pas de saisir sans mal l’ampleur du problème, au vu de sa connaissance du contexte dans lequel ces événements s’inscrivaient. David s’était donné pour mission d’être au fait de tout incident susceptible de compromettre la sécurité des juifs à Rome et dans la chrétienté. Le conflit qui couvait entre Borgia et della Rovere n’était donc pas un secret pour lui.
— Est-il possible que Borgia soit responsable ? s’enquit-il. Serait-il prêt à aller jusque-là pour te convaincre de tuer le cardinal ?
En pesant mes mots, je lui répondis :
— Cela semble un peu extrême, même pour lui. Il est plus probable que ce soit Morozzi qui se cache derrière tout ça. Du moins, s’il est de retour à Rome.
David soupira, et l’espace d’un instant j’eus un aperçu de l’effet néfaste que ces derniers mois avaient eu sur lui. Il avait visiblement perdu du poids, et ses yeux étaient marqués par de profonds cernes. Mais il se ressaisit bien vite :
— C’est peut-être le cas, même si je n’en ai pas la certitude. Depuis qu’il s’est enfui de Rome l’an dernier, il a été très occupé à nourrir sa haine des juifs avec ceux qui la partagent et ne demandent qu’à se joindre à lui pour précipiter notre extermination. Il y a une quinzaine de jours, il a discrètement quitté Florence. J’ai réussi à suivre sa trace jusqu’à Ostie, mais ensuite il m’a échappé.
— Aurait-il pu deviner que tu l’espionnais ? le coupai-je, songeant tout à coup que David lui-même se trouvait peut-être en danger.
— En dépit de tous mes efforts, je pense que c’est possible. Il a de puissants alliés parmi Il Frateschi, maintenant. Il ne
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