Francesca la Trahison des Borgia
n’ai jamais eu besoin de plus de quelques heures de sommeil pour que mon cerveau fonctionne correctement, du moins c’est ce que je choisis de croire. Je m’habillai prestement, m’occupai de Minerve et sortis. À cette heure matinale, Portia n’avait pas encore ouvert sa porte. Je me promis de lui rendre visite plus tard, pour voir comment elle allait.
Dehors, dans la fraîcheur du petit matin, les balayeurs étaient occupés à arroser les pavés et à les brosser avec des balais à longs manches. Ils suivaient de près les ramasseurs de fumier, qui étaient à l’œuvre avec pelles et brouettes. L’un des avantages à vivre dans un quartier plutôt favorisé de Rome était cette relative propreté. Ailleurs, les déchets s’entassaient dans des égouts à ciel ouvert ou bien venaient grossir les tas d’ordures, où l’armée de rats que compte la ville s’en donnait à cœur joie. De telles conditions de vie favorisaient la propagation des maladies d’après Sofia, et je la croyais volontiers.
Les travailleurs de l’aube étaient également occupés à nettoyer à la brosse les nouveaux dessins obscènes qui étaient apparus dans la nuit sur les murs des immeubles. Des condottieri avaient été dépêchés pour surveiller qu’ils faisaient bien leur travail, ce qui laissait à penser que les gribouillages du jour étaient encore plus injurieux que d’habitude à l’égard de quelque illustre personnage.
Je rejoignis le flot des matineux en chemin vers le Campo dei Fiori. Trois garçons étaient en train d’ôter les volets en bois de la devanture d’échoppes, tandis que des filles perchées sur des marchepieds tendaient le bras bien haut pour arroser les paniers de fleurs retombantes qui donnent un air de fête au marché. L’arôme du pain frais flottait depuis la via dei Panettieri, où étaient regroupés les boulangers. Un grognement monta de mon ventre mais je l’ignorai et poursuivis mon chemin, car j’avais hâte d’arriver à destination.
L’échoppe de Rocco n’était pas encore ouverte. Je cognai doucement à la porte. Elle fut aussitôt ouverte par Nando, qui eut un large sourire en me voyant.
— Bonjour, Donna Francesca. Est-ce que tu as amené Minerve ?
— Hélas non. Mais je lui dirai que tu as demandé de ses nouvelles.
Il rit en entendant ma remarque fantaisiste, puis partit prévenir son père de mon arrivée. En son absence, je méditai sur le mystère que représentent pour moi les enfants, ces êtres à la fois si fragiles et si forts.
Il m’arrivait de me demander comment j’avais été, enfant. Mon père évoquait rarement les années précédant son entrée au service de la Famiglia, et pour ma part je n’avais que très peu de souvenirs. J’en avais un, très vague, d’une petite maison où il était possible que nous ayons vécu quand j’avais six ou sept ans, peut-être, mais je n’aurais su même dire dans quelle ville elle se trouvait. Mon premier véritable souvenir est l’appartement que nous avions occupé pendant quelque temps à Rome, non loin du Campo, avant d’emménager dans le palazzo de Borgia sur le Corso.
Mais à part cela, il ne me reste que des images fugitives – une fenêtre par laquelle je vois de l’eau miroiter ; une armoire sur laquelle on a peint des oiseaux ; une femme chantant une chanson douce. Et parfois, quand je suis tout près de m’endormir, l’odeur de lavande et de citron se mêlant à un arôme étrangement apaisant.
J’avais l’impression qu’en général les gens se souvenaient davantage mais j’aurais pu me tromper, n’en ayant jamais discuté avec quiconque. Je préférais vivre dans le moment présent ou mieux encore, anticiper le moment où je tuerais enfin Morozzi et serais libérée – même si j’aurais été bien en peine de vous dire de quoi.
Rocco revint avec son fils et allait me saluer quand je le coupai dans son élan en sortant une petite boîte et un carnet de ma poche, que je tendis à Nando.
— J’ai pensé que cela te plairait.
Les yeux grands ouverts il prit les deux objets, tournant et retournant le carnet dans sa main avant d’ouvrir la boîte. La joie que je vis dans ses yeux lorsqu’il découvrit ce qu’il y avait à l’intérieur me fit oublier un instant la grave situation qui m’amenait ici.
— Ces fusains viennent du studio de Maître Botticelli. Je ne m’y connais guère en dessin, mais d’après ce qu’on m’a dit ils sont d’excellente
Weitere Kostenlose Bücher