Francesca la Trahison des Borgia
assisté à une telle retenue de sa part, je fus bien aise de constater que mon scepticisme était justifié.
Toutefois, j’avais également supposé que César aurait une explication toute prête quant à sa présence ici. Je fus donc prise au dépourvu lorsqu’il annonça :
— J’ai su que Francesca avait été agressée.
Jésus, Marie, Joseph ! Quelques heures plus tôt seulement, Borgia se demandait à voix haute si son fils et moi n’étions pas en train de conspirer contre lui. D’apprendre à présent que César avait abandonné la mission que son père lui avait confiée parce qu’il s’inquiétait pour moi…
— Votre Sainteté, ce n’est pas ce qu’il veut dire…, commençai-je, ne voyant que trop le sourire triomphant qu’affichait Juan.
— Ce qui ne signifie pas que je n’étais pas déjà en chemin. Si j’étais resté à Savone, tu serais déjà en train de me reprocher de me fier trop aux messagers.
— Qu’y a-t-il de si urgent pour que tu te sentes obligé de porter la nouvelle en personne ? s’enquit Juan, tout en ravalant sa déception puisque visiblement son frère n’allait pas subir l’ire paternelle.
À son tour, César l’ignora et s’adressa exclusivement à Borgia.
— Della Rovere a reçu des émissaires du roi français. Le bruit court que Charles viii va donner son soutien au cardinal pour tenter de s’emparer de la papauté. Le roi pense avoir ainsi trouvé le moyen de saper l’influence de l’Espagne, que tu favoriserais aux dépens des autres pays. Pour cela, les Français sont prêts à envahir les États pontificaux avec une armée suffisante pour te déposer.
Le visage du Vicaire du Christ sur Terre s’empourpra. Il frappa du poing sur le bureau, projetant dans les airs un gros encrier en or et argent et manquant presque d’en faire autant de la pile de papiers qui attendaient d’être lus et signés à côté. Je sursautai, mais remarquai que Juan en fit de même. César, au contraire, n’eut aucune réaction notable, accueillant la rage paternelle avec un remarquable stoïcisme.
— Bastardo ! s’écria Borgia. C’est à peine si nous avons retrouvé l’unité de la sainte Église, et il voudrait qu’on recommence à s’entredéchirer ! Mais qu’est-ce qu’il croit ? Que je m’en irai sans mot dire ? Par le diable, il se fourvoie bougrement ! S’il veut la guerre, il en aura une telle que la chrétienté n’en a jamais connu !
Il parlait en partie par bravade, mais ses paroles contenaient tout de même suffisamment de vérité pour que cela me donne froid dans le dos. Della Rovere s’était trouvé un allié pour le moins puissant en la personne du roi de France, mais de son côté Borgia pouvait invoquer l’aide de l’Espagne et du Portugal en cas de besoin – du moment que leurs monarques croyaient chacun de leur côté qu’il allait leur donner les Indes. Ensemble, ils seraient à même d’engager une guerre totale, qui aurait de terribles répercussions, bien au-delà de la péninsule italienne. Et ce ne serait pas non plus n’importe quel conflit car inévitablement, au vu de sa nature, il prendrait des accents de guerre sainte dans laquelle chacun des belligérants prétendrait avoir Dieu à ses côtés. Au-delà des pertes humaines, toujours tragiques, les armées marcheraient sur les villes et brûleraient tout sur leur passage. À n’en pas douter, les précieuses bibliothèques et universités partiraient elles aussi en fumée. Tous les vœux que les membres de Lux et moi avions pu former d’un monde meilleur seraient réduits à néant.
À moins que je ne trouve le moyen d’éliminer della Rovere de l’échiquier, semblait me dire Borgia. Mieux vaut avoir la mort d’un homme sur la conscience, plutôt que celle d’une multitude.
La discussion se prolongea, César et Juan se disputant les faveurs de Borgia pour savoir à qui il devrait confier la résolution de ce problème. Le second semblait visiblement décidé à nous convaincre de sa niaiserie, vu comment il s’obstina à répéter que son frère avait dû mal interpréter les intentions du cardinal. Quant à moi, j’étais distraite par des pensées qui m’importaient davantage encore, à savoir où pouvait bien se cacher Morozzi maintenant. Pour dément et malfaisant qu’il fût, j’avais appris (à mes dépens) qu’il était au moins mon égal en intelligence, si ce n’était davantage. Il ne serait pas là où je
Weitere Kostenlose Bücher