Francesca la Trahison des Borgia
loin quand un picotement au niveau de la nuque me fit me retourner. Dans la rue se pressaient chalands, négociants et voyageurs aux yeux écarquillés. Un mouvement très léger attira mon attention. À une dizaine de mètres de moi, un homme émergea de sous un porche. Pour fugace que fût le moment, j’eus le temps de le voir clairement. Il baignait dans la douce lumière d’un après-midi de printemps à Rome, sa tenue sombre ne diminuant en rien la grâce étonnante de ses traits qui reflétaient en tous points les canons de beauté masculine : nez droit, menton carré, haut front et pommettes saillantes. Ses yeux, même de là où j’étais, étaient visiblement très grands et du bleu le plus pur. Ses cheveux étaient un halo de boucles dorées encadrant un visage aux proportions parfaites. Il ressemblait à un ange.
Alors qu’en fait c’était le diable, Morozzi.
Vous me direz que j’étais fatiguée et préoccupée par maints soucis, et vous n’aurez pas tort. Mais il ne fit jamais l’ombre d’un doute dans mon esprit que c’était bien lui en face de moi. Morozzi sembla d’ailleurs vouloir m’en assurer en s’avançant un peu dans la rue, pour que je le voie mieux. J’étais figée sur place ; et lui que fit-il ? Il me sourit.
J’avais mon couteau sur moi. César avait veillé à ce qu’on me le restitue nettoyé et parfaitement aiguisé. Il reposait dans son fourreau de cuir, tout près de mon cœur.
Une dizaine de mètres, ce n’était rien. Il ne s’attendrait pas à ce que je l’attaque en public, parmi tant de témoins, sans aucun espoir de m’en tirer à bon compte. Cela m’était bien égal. Tout ce que je voulais, c’était tuer – après quoi, j’expliquerais avec joie au monde entier pourquoi j’avais agi ainsi.
La noirceur qui m’habite s’éveilla mais trop lentement, telle une pauvre bête enchaînée, entravée par le poids d’un désir trop ardent. Je fis un pas, mais l’air autour de moi était devenu étrangement dense, à tel point que je dus le repousser de mes mains comme s’il s’agissait d’un mur. Il me vint soudain à l’esprit qu’il m’avait peut-être jeté un charme. Ce n’était pas que je croyais à ce genre de chose, mais avec Morozzi plus aucune facette du mal ne paraissait impossible.
Son sourire s’élargit. Il me regarda un instant de plus avant de repasser sous le porche duquel il avait surgi, et de se volatiliser.
À peine fut-il parti que le sang afflua de nouveau dans mes membres. Je bondis pour le rattraper, sans me soucier des coups de coude que je donnais ici et là. Le porche abritait une porte en bois. Je l’ouvris à la volée, faisant sursauter un jeune garçon qui se trouvait derrière. L’ignorant, je traversai au pas de course l’échoppe de tissus dans laquelle j’étais entrée, pour me retrouver l’instant d’après sur le pas d’une autre porte, face à un mur aveugle qui donnait sur une étroite ruelle menant au fleuve. Je regardai désespérément dans toutes les directions, en vain. Je restai là un long moment mais il fallait se rendre à l’évidence : Morozzi s’était bel et bien évaporé.
Je fis le reste du chemin vers le ghetto juif d’un pas chancelant, et comme tout engourdie de l’intérieur. Sofia me vit entrer dans son échoppe et se précipita pour m’aider à m’asseoir.
— Francesca, qu’est-ce que tu as ?
Je tentai bien de parler, mais j’avais la poitrine si comprimée que je n’arrivais pas à reprendre mon souffle. Ma bonne Sofia me mit dans la main une tasse d’eau (dont elle filtrait et faisait bouillir chaque goutte avant de permettre à quiconque d’en boire). Je bus, et l’étau se desserra quelque peu. Quelques minutes encore et je pus enfin m’exprimer.
— Je n’arrive pas à le croire… Il était là, sous mes yeux, et j’ai… je n’ai rien fait. Rien ! Bon sang, mais qu’est-ce qui ne va pas chez moi ?
Sofia s’agenouilla pour me regarder droit dans les yeux. Ses mains me saisirent aux épaules.
— Qui, Francesca, qui était là ?
Je me forçai à respirer calmement pour m’éclaircir l’esprit, mais l’image du prêtre fou en train de me sourire ne s’effaçait toujours pas de mon esprit ; bien au contraire, elle menaçait de me paralyser complètement. Tel un animal secouant son joug, je m’obligeai à ne plus y penser et à me concentrer sur Sofia. Sur son visage se lisait l’inquiétude, ce qui ne l’empêchait pas de
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