Francesca la Trahison des Borgia
disperser la foule. Je parvins à m’éclipser discrètement et continuai mon chemin vers la curie, mais à chacun de mes pas le beau ciel bleu semblait perdre un peu plus de son éclat. Je croisai des passants qui bavardaient et riaient, du moins en avaient-ils l’air, car soudain je crus plutôt entendre les premiers frémissements de mécontentement d’une foule prête à se déchaîner sur l’ordre de ce fanatique de Savonarole, celui-là même qui cachait en son sein la vipère que j’avais juré de fouler aux pieds.
13
Plusieurs jours passèrent, durant lesquels je me plongeai dans mon travail, redoublant d’attention pour vérifier tous les aliments solides et liquides destinés à Borgia et sa famille. De la même manière, j’inspectai tout objet qui pourrait venir en contact avec eux. Une tache fastidieuse mais indispensable.
J’étais occupée à cela un après-midi, environ une semaine après mon entretien avec Luigi, lorsque je reçus un message de ce dernier. Renaldo me le remit en mains propres lorsqu’il eut réussi à me débusquer dans les tréfonds des cuisines vaticanes. La journée était plutôt chaude et je suffoquais, obligée comme je l’étais de rester à proximité des énormes cheminées où un feu était déjà allumé en vue du dîner. J’avais eu beau mettre la tenue la plus légère que je possédais (une chemise fine et une robe en lin sans aucun ornement), j’étouffais quand même.
Une fois les aliments scellés de mes mains, j’avais pris l’habitude par le passé de laisser le personnel en cuisine s’en charger, étant bien persuadée que chacun d’entre eux avait fait l’objet d’une enquête approfondie avant d’être embauché et comprenait les terribles conséquences qu’il aurait à subir si d’aventure un plat devait causer une quelconque indisposition, sans parler d’une maladie. Mais au vu des récents événements et de l’imminence du mariage, je m’étais dit que ma présence sur place viendrait rappeler fort à propos que la plus grande rigueur était de mise.
Les immenses cuisines s’étiraient sur toute la largeur du palais, mais étaient séparées en différentes sections par de larges voûtes. Tout au fond, le pain était cuit dans des fours en briques en forme de ruche par des panettieri qui maniaient leurs pelles à long manche avec grâce et souplesse. Au-delà du fait qu’il semblait toujours recouvert de farine, le panettiere se reconnaissait à ses bras glabres : à force de se brûler en plongeant dans le four chaud pour placer la pâte ou retirer le pain cuit, les poils n’y repoussaient plus.
Juste à côté, des apprentis s’occupaient d’accommoder le vaste choix de poissons et de frutti di mare livrés quotidiennement par des bateaux qui mouillaient dans le port d’Ostie. Ce jour-là ils étaient plusieurs à peiner sur un tas de seiches dont les sacs d’encre devaient être délicatement enlevés, tandis que d’autres découpaient truites, carrelets et merlans en filets, et les derniers s’appliquaient à frotter les moules et les huîtres qui mijoteraient sous peu dans un bon bouillon.
Non loin de là, dans la cucina di carne, des tournebroches efflanqués étaient en nage à force de tourner et de retourner au-dessus des flammes les chapons destinés au repas du soir. La graisse exsudant de la peau dorée des volailles provoquait de temps à autre des bulles d’huile chaude qui les brûlaient, tout en étant stoïquement ignorées. Au-dessus de leur tête des jambons espagnols au goût âcre, que les Romains avaient découverts plusieurs décennies auparavant grâce à l’oncle Calixte, le premier pape de la famille Borgia, pendaient aux poutres en attendant le couteau à découper. Le penchant de Sa Sainteté pour la chair salée de ces cochons nourris uniquement au gland et qu’il fallait ensuite faire vieillir plusieurs années me dépassait totalement. Le goût fort me rebutait, et j’évitais d’en manger autant que faire se peut. Mais il est vrai, et peut-être est-ce par déformation professionnelle, qu’en matière de nourriture j’ai toujours eu des goûts très simples.
J’avais donc été dans chacune des cuisines tour à tour et m’étais fait saluer par le maestro della cucina, tandis que commis, apprentis et autres garçons de cuisine évitaient scrupuleusement mon regard. Je comprenais leur réticence, surtout si l’on songeait aux rumeurs qui circulaient sur moi – que j’étais
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