Frontenac_T1
épousée jadis et qui portait son nom depuis près dâun demi-siècle. Il revoyait Anne, telle quâen elle-même, préférant se passer de pain plutôt que dâencens, constamment aiguillonnée par le besoin de faire grand, de voir du nouveau, dâêtre vue, reconnue, admirée, adulée. Une passion de réalisation et une soif de se distinguer poussées à lâextrême et nourries par le culte de lâextraordinaire et de lâéclatant.
â Une trop grande force de caractère chez une femme, et qui nâest propre quâaux hommes, dans nos sociétés, souffla-t-il encore en souriant malgré lui.
Et que cela lui plaise ou non, il se voyait bien forcé dâadmettre que par cette soif inextinguible de gloire et de lauriers, elle lui ressemblait comme une sÅur jumelle.
Il revit ce fameux soir où elle lui avait tenu tête avec fougue à propos dâune démarche quâelle voulait intenter à la cour et quâil jugeait prématurée. Elle lâavait menée seule avec un succès qui avait dépassé de loin ses espoirs les plus fous. Et avec quelle aisance cette fille de maître de comptes était-elle passée de la bourgeoisie aisée à la haute noblesse! Nâétait-elle pas devenue en peu de temps lâintime de la famille royale? à preuve, son amitié avec la Grande Mademoiselle, avec Gaston dâOrléans, avec une foule de grandes dames et de beaux seigneurs, ainsi quâavec madame de Maintenon et le roi lui-même, qui ne sâétait jamais caché dâailleurs de lâattirance quâil avait un jour éprouvée pour Anne de la Grange-Trianon.
Louis pouvait en rire maintenant que le temps et la distance avaient tempéré les passions, adouci les récriminations, émoussé les rancunes. Mais lui seul savait combien difficiles avaient été ces quatre années de vie commune à côté dâune épouse qui contestait avec de plus en plus dââpreté sa situation même de femme. Elle appelait au changement, se faisait zélatrice de ces pernicieuses idées nouvelles qui circulaient dans les salons des grandes dames, incitant les femmes à croire faussement que tout leur était désormais possible, que leur sort nâétait pas inéluctablement figé dans une situation dâinfériorité, en fait, quâelles pouvaient devenir les égales de lâhomme...
Il avait dâabord été touché, séduit même par la curiosité dâAnne pour les choses de lâesprit, par son avidité à lire tout ce qui lui tombait sous la main, à sâouvrir à des réalités littéraires, artistiques et scientifiques qui lâavaient laissée indifférente jusque-là . Elle avait prétendu participer pleinement à la vie de lâesprit et arriver à se comporter en être parfaitement autonome.
â Ce quâelle nâétait pas et nâa jamais été! rugit-il, dans un sursaut de ressentiment.
Il se surprit à serrer les dents. Il touchait le fond de la blessure, posait le doigt sur la plaie inguérissable, encore douloureuse. Cette autonomie quâelle avait fini par revendiquer jusque dans son aboutissement même, il nâavait jamais pleinement consenti à la lui accorder : elle la lui avait arrachée!
Il se retourna sur le côté en remontant un genou vers son torse. Il avait chaud et les bruits de la cour sâintensifiaient. Il se dit quâil nâarriverait pas à dormir dans de telles conditions et quâil ferait mieux de se lever. Mais une léthargie persistante le clouait au lit.
Si sa mémoire ne le trompait pas, câétait bien à cette époque quâAnne avait commencé à fréquenter des écrivains et des poètes, à écrire sonnets, épigrammes, madrigaux et énigmes, à philosopher et à se mêler de théologie, de science, dâastronomie. Mais sur un tel fond dâignorance et de grands airs avertis quâil nâavait pu se retenir parfois de la trouver risible et empruntée.
«Mais était-elle vraiment si ridicule? » se demanda-t-il pour la première fois. Ou nâétait-ce pas lui qui sâétait senti menacé par la nouvelle Anne, éclose de sa chrysalide tel un superbe monarque? Nâavait-il pas tout simplement eu peur de
Weitere Kostenlose Bücher