Frontenac_T1
du salut de la nation. Frontenac servait alors dans les gardes de Gaston dâOrléans, frère de Louis XIII, et sâétait retenu de jouer un rôle plus actif dans le combat opposant la cour au parlement frondeur.
Louis sâallongea sur le lit, le bras sous la tête, dans une attitude méditative. Le clairon et les cris des capitaines appelant les hommes au rassemblement rompirent soudain le silence, interrompant ses méditations.
â Ce sempiternel tapage sous ma fenêtre! bougonna-t-il, excédé par cette dérangeante intrusion.
Et les souvenirs revinrent de plus belle.
Anne, sa fantasque et aventurière épouse, avait pris plus de risques que lui en suivant Anne-Marie-Louise dâOrléans, duchesse de Montpensier et cousine germaine de Louis XIV, dans cette folle et sanglante équipée de la Fronde. Quand il avait appris le rôle risible et pathétique quâelle avait joué en suivant la Grande Mademoiselle, Louis sâétait violemment emporté contre elle. Ãtouffé par la colère, il lui avait hurlé :
«Mais quâest-ce qui vous a pris de suivre jusquâà Orléans cette guenon accoutrée en militaire qui se prend pour Jeanne dâArc? Et on vous a nommée maréchale de camp, par-dessus le marché! Folle que vous êtes! Vous allez nous couvrir dâopprobre et de ridicule! »
Avec le recul et le tour quâavaient pris les événements, cette péripétie lui semblait malgré tout plus cocasse que dramatique. Certes, Anne avait fait preuve dâétourderie et dâimprudence en suivant la duchesse de Montpensier jus quâà Orléans, car ce faisant, elle avait clairement pris parti contre le roi. Comme Gaston dâOrléans nâavait pas eu le courage de voler au secours de sa ville, câest sa fille qui sâen était chargée. Prétendant libérer Orléans assiégée par les troupes royales de Condé et de Mazarin, la Grande Mademoiselle avait quitté Paris en grande pompe, suivie dâun état-major emplumé constitué de plusieurs jolies dames, dont Anne et la comtesse de Fiesque, et avait été rejointe le lendemain par une escorte envoyée par les généraux frondeurs. Puis avait eu lieu lâentrée triomphale dans les rues dâOrléans : Anne-Marie-Louise portée à bout de bras par des bateliers, les belles comtesses de Frontenac et de Fiesque paradant à sa suite en pataugeant dans la boue, entourées de gens du peuple qui se bousculaient pour approcher ces officiers dâun genre nouveau. Et lors du passage à Augerville, sur la route menant à Ãtampes, lâofficier Chavagnac avait demandé à un escadron dâAllemands de saluer la comtesse de Frontenac comme maréchale de camp de la princesse : les hommes avaient aussitôt mis la main à lâépée et salué à lâallemande, en déclenchant une impressionnante salve dâhonneur.
Une aventure qui avait duré quatre mois. Quatre mois de griserie et de périls durant lesquels Anne avait dû sentir son cÅur battre à lâunisson de son pays et de lâépoque héroïque quâil traversait. Par amitié et par solidarité avec la Grande Mademoiselle, elle lâavait suivie jusquâau bout. La plaisanterie avait cependant mal tourné. Quand la duchesse de Montpensier, de retour à Paris, avait fait tirer le canon de la Bastille contre les troupes royales dirigées par Condé, lors de la tristement célèbre bataille du faubourg Saint-Antoine, le carnage avait été effroyable. Lâhorreur du sang éclaboussant la robe dâAnne lui avait brusquement rendu la raison, tout en lui laissant des remords impérissables. Mais elle nâen avait pas moins suivi son égérie jusquâen exil, à Saint-Fargeau, où le roi avait mis sa cousine en réclusion, avec interdiction formelle de reparaître à la cour.
Frontenac avait fermé les yeux, mais sous ses paupières closes, les images et les pensées défilaient en conservant toute leur acuité, malgré les trente années écoulées.
â Câest fou, murmura-t-il, comme le temps nâa aucune prise sur certains souvenirs.
Il croyait maintenant pouvoir comprendre pour la première fois peut-être la vraie nature de cette femme exceptionnelle quâil avait
Weitere Kostenlose Bücher