Frontenac_T1
dire, pour mon édification, quâil mâest arrivé quelquefois de refuser la femme quâon mâoffrait si complaisamment. Car souvent, du moins chez les peuplades illinoises, la malheureuse doit sâexécuter, sans quoi elle risque la mort! Cavelier de La Salle en savait quelque chose, lui qui a raconté un jour que six filles illinoises ont été poignardées pour avoir refusé leurs charmes à lâun des membres de son expédition. Ce genre de maquerellage me fait mal au cÅur et jâai toujours refusé de mây associer.
Puis avec un sourire gaillard, il continua néanmoins :
â Sâil y avait eu plus de peine et de mystère, je ne dis pas... enfin. à vaincre sans péril, ne triomphe-t-on pas sans gloire, comme dit si bien lâadage?
Et la conversation, arrosée dâabondantes libations, avait roulé ainsi sur différents sujets une partie de la nuit. Quand les premiers rayons de soleil parvinrent au jardin, ce fut pour éclairer crûment des hommes à moitié endormis, couchés à même le sol en chien de fusil, dépenaillés et pour la plupart encore dans un état dâébriété avancée. Louis, dont la vieille carcasse était trop fragile pour supporter pareille nuit à la belle étoile, avait eu la sagesse de sâéclipser subrepticement avant lâaube pour regagner le confort douillet de son lit à baldaquin.
* * *
Les cinq heures sâégrenaient lentement au clocher de lâéglise, dont on percevait la flèche par-dessus la cime des arbres. Un soleil matinal, pâle et hésitant, poussait ses rayons à travers les larges fenêtres en éclaboussant la chambre de reflets ocre. Trop dâidées et de souvenirs se bousculaient dans la tête de Louis pour quâil pût fermer lâÅil, malgré son immense lassitude. En ces moments dâextrême fatigue, la quête de sens qui le poussait à interroger sans cesse son passé débouchait souvent sur un embrouillamini dâévénements et de faits décousus, un entrelacs inextricable dâoccasions ratées et de rêves brisés. Il ne semblait jamais rester de sa vie que des lambeaux épars, soumis aux caprices de la mémoire.
Il ouvrit le tiroir de la commode placée près du lit pour en extraire le portrait miniature quâil conservait précieusement depuis bientôt vingt ans. Il le prit avec précaution et le cala dans la paume dâune main. Câétait une merveille de fraîcheur et de délicatesse. La patine du temps nâavait dilué ni les coloris ni la finesse du trait. Lâartiste y avait peint Anne de la Grange-Trianon, son épouse, en costume de Minerve, déesse de la guerre, coiffée dâun casque à cimier surmonté dâun panache, tenant à la main droite un arc, au bras gauche un bouclier, et portant au corsage en forme de cuirasse la tête de Méduse répétée sur chacune des épaulières. Le portraitiste avait su rendre avec précision lâéclat et la beauté du modèle, la chaleur particulière du teint ivoire et la parfaite régularité des traits. Quant au regard dâAnne, il avait quelque chose de vivant, de presque réel. La ressemblance avec la jeune femme dâalors était saisissante de vérité. Ce médaillon était une copie fidèle de lâoriginal que sa femme avait reçu en cadeau dâun admirateur â du duc de Lude, du comte de Cyran, de mademoiselle de Montpensier ou de madame dâOutrelaise? Il ne lâavait jamais vraiment su â et auquel elle tenait comme à la prunelle de ses yeux. La toile trônait bien en évidence dans la salle dâapparat de son superbe appartement de lâArsenal, à Paris, un appartement prêté fort complaisamment par le duc de Lude, un des familiers du salon quâelle tenait. Louis avait fait reproduire cette miniature à ses frais. Câétait la seule image quâil avait pu conserver dâelle.
Il admirait pensivement le beau visage épanoui. Elle était alors au sommet de sa beauté. Ce portrait datait des années de la Fronde, de cette époque tourmentée où la France avait été mise à feu et à sang pour satisfaire les intérêts divergents de hauts personnages préoccupés davantage de gloire et de pouvoir personnel que
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