Frontenac_T1
tenaient du râle, que vous aurez amplement le temps de méditer ce mémoire sur votre chemin de retour. Tenez, monsieur de Frontenac â il lui tendit le document avec raideur â, ayez soin de vous en inspirer, tout en conservant assez de marge de manÅuvre pour faire face à lâimprévu. Et tenez-moi régulièrement au courant de lâavancement de cette affaire. Que la chance vous accompagne.
Le pauvre homme salua ses vis-à -vis dâun mouvement sec et se retira, le dos voûté et le souffle court. On entendit longuement décroître dans le corridor sa respiration douloureuse et saccadée. Louis et Callières échangèrent un regard lourd de sous-entendus : ni lâun ni lâautre ne sâattendait à le revoir jamais... sinon dans lâautre monde.
2
Montréal, automne 1689
Une pluie drue et froide battait encore ce jour-là , comme la veille et lâavant-veille, avec une intensité et une régularité désespérantes. Tout ce tragique automne, elle avait sévi sans discontinuer, jour après jour, achevant de démoraliser une population déjà profondément éprouvée. Montréal baignait dans un frimas humide et poisseux, et de ses rues transformées en bourbiers où sâenlisaient hommes et bêtes montaient de tenaces odeurs de marécage. Mais depuis lâaube et en dépit du mauvais temps, des habitants surgis de partout sâétaient résolument attroupés aux carrefours en sâabritant tant bien que mal sous un porche ou la bâche dâun étal. Le nouveau gouverneur avait donné à entendre quâil prendrait un bain de foule dès le point du jour. La nouvelle avait couru les rues comme une traînée de poudre.
Un lointain coup de tonnerre déchira le ciel en amenant des torrents de pluie et fut suivi dâun long et retentissant roulement de tambour. On vit alors sâavancer au débouché dâune rue un imposant détachement de militaires, fusils en bandoulière et épées au fourreau. La populace les accueillit avec un déluge de vivats. Se moquant de la pluie qui giclait sur leur redingote et mouillait les plumes des chapeaux, les soldats paradaient fièrement.
Louis de Buade et Hector de Callières ouvraient la marche. Le premier était de petite taille et trottait dâun pas nerveux, ce qui offrait un contraste saisissant avec le second, un homme grand, dont la démarche plus hésitante était entravée par une forte corpulence. Les tambours et les fifres rythmaient les cris de la foule qui sâébrouait.
Puis ce fut la bousculade. Les habitants se précipitèrent en désordre au-devant des arrivants. La confusion fut telle que les soldats durent refouler vigoureusement les gens pour protéger les officiers.
â Allez, faites place, reculez, reculez...
Plus ému quâil ne lâaurait cru par la chaleur de lâaccueil, Louis sâoccupait à caresser des têtes et à distribuer des paroles dâencouragement. Il avait délibérément choisi de parcourir Montréal à pied. Il nâentendait souffrir aucun intermédiaire entre la population et lui et, pour que lâexercice fût efficace, il avait entrepris dâarpenter méthodiquement chaque artère étroite et encombrée de la petite agglomération. Il voulait prendre le pouls des mécontents et donner la parole à tous, du plus important jusquâau plus humble. Car il fallait que les Canadiens sachent, avec tambour et trompette, quâil avait enfin repris place à la tête du pays et que les événements changeraient désormais de cours.
â Vive le gouverneur! Vive le haut et puissant seigneur de Frontenac!
La foule scandait ses acclamations à tue-tête et les gens couraient dans la boue en se bousculant pour suivre le cortège. Comme Louis se repaissait de ces marques dâauthentique ferveur! Cela mettait un tel baume sur ses vieilles blessures dâorgueil quâil en oublia du coup sa fatigue et ses douleurs rhumatismales.
«Vive notre sauveur! » martelait-on autour de lui. Louis sentit son pouls sâaccélérer. Il ne fallait pas être fin clerc pour décoder le sens de cet émouvant appel au secours de la part de gens qui vivaient depuis des semaines dans la terreur constante dâêtre pris par les Iroquois, abattus sur-le-champ
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