Frontenac_T1
une pause et considéra Frontenac dâun air satisfait. Il se fendit dâun pâle sourire, le premier depuis le début de cet entretien.
Louis fut frappé par les cernes profonds qui rongeaient les joues du ministre. On le disait enclin à abuser des praticiens de toutes sortes qui pullulaient à Versailles. Nul doute, pensa-t-il, que son teint cireux, sa main tremblant à tenir la plume et sa gestuelle empreinte de lenteur étaient le fait des saignées et purgations trop fréquentes que lui prescrivaient ses médecins. Il en connaissait assez sur ces charlatans-là pour les fuir comme la peste et, Dieu merci, à soixante-huit ans bien sonnés, il avait encore bon pied bon Åil. Distrait un moment par ces considérations, Louis se ressaisit et dit :
â Croyez bien que nous sommes reconnaissants à Sa Majesté de lâaide inestimable quâElle apporte à ce projet, et assurez-La que nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour le réaliser. Remerciez-La, aussi, de lâintérêt soutenu quâElle porte au Canada. Ce...
Une quinte de toux déchira la poitrine de Seignelay. Après avoir repris son souffle, ce dernier sâessuya la bouche dâun mouchoir de dentelles.
â Rappelez-vous, monsieur, ce principe général auquel Sa Majesté tient plus que tout, dit-il. Alors que vous porterez la guerre chez les Anglais, vous devrez poursuivre les négociations de paix avec les Iroquois comme lâa fait votre prédécesseur, monsieur de Denonville, mais en prenant garde de ne rien faire qui leur fasse comprendre que vous la désirez. Vous ne devrez point paraître craindre la continuation de la guerre, sans quoi les Iroquois prendront avantage de cette faiblesse. Dans lâétat où est la colonie, il est dâune extrême importance pour sa conservation de parvenir bientôt à conclure un traité avec ces sauvages et de finir cette guerre, dans laquelle il se trouve quâil y a beaucoup à perdre et rien à gagner.
Seignelay resservait à Louis des arguments quâil avait lui-même soufflés au ministre, bien des semaines auparavant, ce qui ne semblait pas le gêner.
Plus lâexercice traînait en longueur et plus Louis sâimpatientait. Le mémoire du roi ne comptait pas moins de trente pages, et il se désespérait à lâidée que Seignelay voulût leur en faire une lecture intégrale. Il aurait pourtant amplement lâoccasion de sây mettre une fois à Rochefort. Car il nâeut aucune difficulté à se représenter le temps quâil faudrait pour préparer et armer les navires, les bourrer de vivres et de munitions, recruter les hommes et régler les nombreux problèmes administratifs avant de pouvoir prendre la mer. Comme il ne fallait pas moins de huit à douze semaines dans des conditions favorables pour traverser lâAtlantique, le moindre retard sâavérerait lourd de conséquences. Quâil y ait le plus petit décalage dans la préparation de lâexpédition, que des vents contraires se mettent de la partie ou que la navigation soit plus difficile que prévu, et ils arriveraient trop tard en Canada pour songer à entreprendre quoi que ce soit contre les colonies du Sud.
Louis poussa un soupir de résignation. Lâidée dâêtre bloqué sur place de longues semaines ne lui souriait guère. Et il savait par expérience que lâefficacité et la diligence nâétaient pas le propre du ministère de la Marine. Il se voyait déjà pourtant sur le pont du navire mouillant en rade de Québec, saluant la foule nombreuse accourue à sa rencontre et scandant des «Vive le comte de Frontenac!» sur fond de tirs de canon, de battements de tambour et de Te Deum .
Mais une toux plus retentissante que la première fit à nouveau ployer Seignelay sous la douleur. Louis se leva dâun bond, impressionné par le visage de supplicié du ministre.
â Un médecin, monseigneur. Il vous faut un médecin sans délai, fit calmement Callières en se levant à son tour.
Il sâavança vers le ministre en lui offrant son bras.
â Non, laissez, laissez. Je connais trop bien la nature du mal qui me ronge pour croire encore au miracle. Rasseyez-vous, messires, et terminons cette affaire. Je crois, souffla-t-il, entre deux respirations qui
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