Frontenac_T1
prudence les plus élémentaires. Et à lâinverse, le jour fatidique, Vaudreuil se serait terré peureusement avec ses troupes à lâintérieur, alors quâà lâextérieur, les habitants tombaient comme des mouches. Il aurait même interdit à quiconque de poursuivre lâennemi retranché en amont sur le Saint-Laurent, alors que les trois quarts des Iroquois étaient déjà saouls morts après avoir bu tout lâalcool de traite entreposé dans les maisons de Lachine. Vaudreuil aurait facilement pu abattre des dizaines de guerriers et libérer les prisonniers sâil avait été plus audacieux et moins bêtement soumis aux ordres.
Autant de témoignages qui ne faisaient quâattiser la rage qui couvait déjà dans lâesprit de Frontenac. Et le comble, câest quâon lui avait appris le matin même que Denonville avait donné lâordre de faire raser le fort Cataracoui. Une décision déjà prise par le roi avant son départ de Versailles, semblait-il, mais dont on sâétait bien gardé de lui faire part. Outré par ce quâil considérait comme une terrible erreur stratégique, il venait dâordonner à ses gardes de se préparer à lancer une expédition de sauvetage. Il fallait faire diligence pour empêcher la destruction de ce fort quâil chérissait comme la prunelle de ses yeux.
Aux abords de la place du marché, la foule se fit plus bigarrée. Des Indiens, aux visages peints et aux costumes chamarrés, déambulaient en se mêlant aux curieux.
Un homme se jeta subitement devant Frontenac en exhibant avec fierté ses mains mutilées. Il avait été fait prisonnier lors du massacre, argua-t-il, traîné en pays iroquois et longuement tourmenté. Il avait pu échapper à ses tortionnaires à la faveur de la nuit et regagner Montréal. Deux doigts manquaient à sa main droite et lâindex de sa main gauche avait été cruellement brûlé. Et lorsque, dâun geste théâtral, il enleva son bonnet, des cris dâhorreur fusèrent autour de lui. Le « scalpé vivant », dont le crâne nu et violacé était encore couvert de plaies purulentes, sâavérait dâune laideur repoussante. Nullement décontenancé, lâhomme ébaucha un sourire et remit précautionneusement son couvre-chef. Câétait un coureur des bois endurci, qui avait assez fréquenté les Indiens pour sâestimer chanceux dâêtre encore en vie.
â Monseigneur, fit-il avec vivacité à lâintention de Frontenac, prenez garde! Jâai surpris des conversations où il était question dâune alliance entre Iroquois, Mohicans * et Anglais, afin dâenvahir lâîle de Montréal dès le printemps prochain. Ils descendraient ensuite aux Trois-Rivières, puis attaqueraient Québec par terre pendant quâune flotte anglaise lâassiégerait par mer. Méfiez-vous, ils sont enragés comme des loups affamés. Et ils sont des centaines, embusqués partout le long du Saint-Laurent et de lâOutaouais.
â Merci, mon ami, vous êtes un brave, lui rétorqua Louis en lui enserrant chaleureusement les épaules.
Puis il sâéloigna, troublé malgré lui par cette révélation à laquelle il accordait cependant peu de foi. Même si une attaque anglaise et iroquoise par terre et par mer était toujours à craindre et risquait de placer la colonie dans une situation périlleuse. «Voilà pourquoi il faut agir vite et tuer la vipère dans lâÅuf », se dit-il encore, conforté dans la politique quâil était en train dâesquisser mentalement.
â Mais il nây a pas que de mauvaises nouvelles, monseigneur, fit Callières en se penchant à lâoreille de Frontenac.
La respiration du gouverneur de Montréal était courte et saccadée. Il peinait visiblement à lâeffort. Son impressionnante corpulence le forçait dâhabitude à se déplacer à dos de cheval, mais comme le comte de Frontenac avait choisi de marcher, il sâétait vu obligé dâen faire autant.
â Il ne faut pas oublier, poursuivit-il, que les Outaouais * ont réussi le tour de force de descendre jusquâici avec huit cent mille livres de fourrures, malgré les barrages iroquois
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