Frontenac_T1
grimace. Ce genre de fracture par balle sâenvenimait et entraînait la mort une fois sur deux.
â Nous ferons attribuer à Saint-Denis des lettres de noblesse, ajouta-t-il, lâair sombre.
Il ne sâhabituait pas à voir tomber des hommes dont il se sentait chaque jour plus proche. Le nombre réduit dâunités, la situation précaire de la colonie ainsi que son isolement étaient autant de facteurs qui favorisaient une plus grande intimité entre les gens. La hiérarchie militaire et les différences sociales, si rigides en France, trouvaient en Canada un terrain moins propice et avaient tendance à sâassouplir, à sâestomper, tout en se teintant dâun égalitarisme bienveillant. Surtout devant ce nouveau péril qui avait créé dans la population un tel appel de solidarité, un sentiment si aigu de dépendance mutuelle que les habitants étaient prêts à risquer leur vie sans hésiter pour sauver le pays. Les actes dâhéroïsme fleurissaient sur un terreau particulièrement fertile.
â Et du côté de lâennemi?
Vaudreuil rétorqua aussitôt, avec une espèce de fierté virile dans la voix :
â Je dirais quâen tout, en comptant les morts et les blessés, au moins quarante hommes ont été fauchés. Pour se venger de ces pertes, les Anglais ont saccagé et brûlé plusieurs maisons de la côte. Mais il semblerait que la maladie se soit mise parmi eux : les nôtres disent avoir vu plusieurs corps jetés par-dessus bord. Sâils nâentrent pas dans la ville au plus tôt, je ne donne pas cher de leur peau.
â Je nâai pas lâintention de leur laisser mettre le pied dans Québec, monsieur de Vaudreuil. Et nâallez pas croire que nos ennemis sont à ce point affaiblis. Ils ont dâautres unités quâils peuvent à tout instant jeter contre nous. Ne péchez pas par optimisme et demeurez aux aguets. Retournez à votre poste, merci!
Lâofficier se leva, salua et se retira. Lâévêque Saint-Vallier, qui attendait dans lâantichambre, faisait les cent pas. Son tour enfin venu, il entra dâun pas décidé dans la pièce où lâattendait Frontenac. Comme il était à Montréal quand la nouvelle du siège de Québec lui était parvenue, il avait interrompu sa visite pastorale et sâétait aussitôt jeté dans la première embarcation disponible. Quatre jours plus tard, à la lueur des flambeaux, il avait fait son entrée dans Québec.
â Comment se portent nos hospitalières? lui demanda Louis, qui savait que lâévêque se dévouait corps et âme pour stimuler ses propres « troupes ».
â Fort bien, fort bien, monseigneur de Frontenac. Je les visite régulièrement et je puis vous assurer quâelles mettent beaucoup de ferveur à se rendre utiles. Après quelques moments de panique où jâai trouvé nos pauvres sÅurs plus mortes que vives et pensant être tuées, elles se sont ressaisies et ont entrepris de ramasser les boulets tombés sur leur terrain pour que nos canonniers les renvoient aux Anglais. Le père Frémin, leur confesseur, a passé la première nuit à consumer les hosties consacrées pour éviter leur profanation au cas où les Anglais se rendraient maîtres de la place. Le saint homme leur a même donné la dernière absolution chaque fois que le péril augmentait.
Ce genre de bondieuseries agaçait Louis qui répliqua, une pointe dâimpatience dans la voix :
â Pourquoi tant dâalarmes? Nous ne laisserons pas les puritains prendre cette ville. Mais quâattendez-vous pour les rassurer, Votre Ãminence?
Saint-Vallier réagit en prenant un petit air pincé, comme si on lâavait pris en faute.
â Mais cela est chose faite. Elles se montrent si courageuses que je me vois même obligé de leur recommander davantage de prudence. Elles sortent plusieurs fois le jour pour se joindre aux dévotions publiques qui ont dâailleurs redoublé depuis le début du siège, comme vous avez pu le remarquer. La disposition de la ville fait que les chemins menant aux églises sont vus de la rade, ce qui doit fort étonner les Anglais. Des femmes et des hommes osant sortir et circuler dans les rues comme si de rien nâétait, en
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