Frontenac_T1
que possible, et quâils nâattendent que le moment propice pour amener le roi à considérer favorablement cette demande.
« Chère Anne, que ferais-je sans son indéfectible soutien? » se dit Louis, tout en relevant des yeux mélancoliques sur la fenêtre derrière laquelle les hémérocalles ocrées, les roses en bouton, les pavots et les géraniums rivalisaient de beauté avec les framboisiers et les gadelliers. Le jardin de Callières était en pleine effervescence et il ne lâavait jamais vu aussi chargé ni aussi luxuriant. Louis ferma les yeux et sâimagina le parcourant lentement avec Anne, bras dessus, bras dessous, déambulant sous la tonnelle et remontant la grande allée bordée de plantes aromatiques, tout en discourant gaiement. Comme il aurait aimé lui faire découvrir ce si beau pays! La femme et lâamie, sa complicité, sa force tranquille et rassurante lui faisaient cruellement défaut.
Par un effort de volonté, il parvint à se tirer de ces rêveries stériles dont il croyait pourtant sâêtre définitivement sevré. Il savait par expérience que de pareils espoirs nâétaient propres quâà le jeter dans le désenchantement et la tristesse. Anne nâétait plus là et ne reviendrait jamais auprès de lui... Il sâappliqua à déchiffrer la suite.
Pour moi, je fréquente toujours un cercle dâamis intimes que vous connaissez bien et que je vois tantôt chez moi, tantôt chez mademoiselle dâAumale ou chez madame de Fiesque. Tout le monde vieillit, moi la première... La marquise de Sévigné a souffert de fortes fièvres qui lâont laissée très affaiblie et dont elle se remet à peine, et le duc de Lude a été légèrement blessé dans un combat. Rien de grave, heureusement... Oh! que je vous dise avant dâoublier, câest trop cocasse... Figurez-vous quâune amie à moi assistait à un prêche à Versailles récemment, et que le curé Hébert qui y officie régulièrement (un drôle de bougre, ignorant et fruste comme le peuple dont il est issu), voulant inciter les paroissiennes aisées à augmenter leurs aumônes aux pauvres, leur tint cet invraisemblable discours : « Mesdames, nous savons que vous êtes bas-percées (une expression des gens du commun pour dire que leur bourse est mal garnie), mais voyez nos membres roidis; nos besoins sont si grands, attendrissez-vous, laissez-nous entrer, ouvrez-vous enfin...  » Je nâexagère rien, ce furent bien ses paroles. Elles produisirent un effet si prodigieux quâun rire contagieux se propagea aussitôt parmi les fidèles. Des éclats qui se prolongèrent si longtemps que la cérémonie en fut troublée pour de bon .
Un excès de rire incoercible secoua Louis. Plus il imaginait la surprise des dames devant des paroles aussi égrillardes prononcées en pleine chaire par un membre du clergé, et plus son rire sâamplifiait. Il ne put que sây abandonner un long moment, les larmes aux yeux. Il se dit que lâévêque avait dû passer un terrible savon à son trublion de curé et le jeter à la porte, sans autre forme de procès, ce qui le fit rire de plus belle. Il sortit enfin son mouchoir et se moucha bruyamment.
... votre neveu, Louis Habert de Montmort, finit-il par continuer à lire en sâépongeant les yeux , évêque de Perpignan, se porte à merveille, à ce que jâai appris, et lâécho de ses si beaux sermons à la Bossuet nous arrive encore quelquefois jusquâici. Figurez-vous quâen déambulant lâautre jour Quai des Célestins, jâai croisé votre beau-frère Claude de Bourdeille, comte de Montrésor. Ce quâil a changé! Sâil ne mâavait saluée le premier, je crois que jâaurais passé mon chemin, tant il était méconnaissable : voûté, le teint gâté et les bajoues pendantes, avec lâÅil si creusé quâon avait peine à saisir le regard. Mais il a conservé intacts sa vivacité dâesprit et son humour, de même que sa vieille habitude de tout tourner en dérision et en moquerie, comme autrefois dans les salons.
Louis eut un sursaut dâattendrissement. Bourdeille, le confident de Gaston dâOrléans. Bourdeille, le raisonneur
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