Frontenac_T1
avec lequel il avait croisé plus dâune fois le fer dans des controverses à nâen plus finir sur le sens de la vie, de la mort et de lâau-delà . Les Bourdeille étaient dâailleurs des libres penseurs qui ne croyaient pas en Dieu et bornaient lâéternité du souvenir à la durée, toujours brève, dâun dictionnaire ou dâune encyclopédie. Une position philosophique séduisante et que Louis nâavait jamais vraiment écartée. Il regretta tout à coup dâavoir négligé Montrésor et se promit de reprendre un échange épistolaire avec lui. Mais le passage suivant de la lettre dâAnne le secoua bien davantage.
Il mâa appris une nouvelle si extraordinaire, si époustouflante, si furieusement inattendue que les bras mâen sont tombés dâincrédulité! Le chevalier de La Rivière, votre grand ami, votre complice de toujours, cette fidèle copie de vous-même, eh bien... il serait entré à lâOratoire! Vous avez bien lu. La Rivière aurait choisi de devenir moine! Rien de moins....
Les feuilles lui tombèrent des mains. Il nâarrivait pas à y croire. Le larron sâétait payé une autre de ses facéties pendables. La Rivière au monastère, La Rivière déguisé en moine mystique... Câétait proprement... impensable, choquant, voire même sacrilège. La farce était trop bonne pour durer. Une crise religieuse avait dû le secouer ou il avait voulu partager lâascèse dâune belle moniale dont il se serait follement épris. La Rivière en Abélard se mourant dâamour pour une envoûtante Héloïse! Ce souvenir lui fut douloureux tant il rappelait à Louis sa jeunesse en allée... Câest quâils lâavaient menée tambour battant, leur vie mondaine, ces deux lurons-là ! «Se battre et sâébattre », tel avait été leur cri de ralliement, leur devise. Ils étaient si semblables, presque des jumeaux : mêmes goûts, mêmes succès amoureux, mêmes aptitudes et mêmes ambitions, une fougue identique dans le caractère et dans lâexécution de leurs folies!
â Je plains le temps de ma jeunesse... où sont les gracieux galants que je suivais au temps jadis... si bien chantants si bien parlants... si plaisants en faits et en dits... les aucuns sont morts et roidis... les autres sont entrés en cloître... de Célestins et de Chartreux.
Que de fois lâavaient-ils déclamée ensemble cette ballade de François Villon, la bouteille à la main et de belles garces pendues à leurs basques! Militaires ou galantes, leurs escapades étaient si pareilles quâils auraient pu se les attribuer réciproquement. Innombrables furent leurs aventures romanesques, dâaucunes belles, certaines rocambolesques, dâautres pendables, mais toutes vécues avec le même sentiment dâurgence et de fébrilité. Ces viveurs délicats et raffinés avaient pourtant fini par se ranger et prendre femme. Mais, cherchant toujours la saveur du fruit défendu jusque dans les plaisirs les plus légitimes, tous deux avaient amené leur fiancée à sâinsurger contre lâautorité légitime, à les épouser malgré leurs parents. Comme cela avait pimenté la noce! En bons militaires, ils avaient approché le mariage comme on monte à lâassaut... pour finalement essuyer les mêmes défaites. Car similaires avaient été leurs déboires domestiques, Louis ne comptant que quelques années mouvementées de vie commune, La Rivière, guère plus.
Il revoyait le visage de ce fol ami, de cet autre éclopé de la vie conjugale repoussé dans le célibat par la force dâun malheureux destin. Eux qui avaient tant raillé les autres, sâétaient tellement moqués de leurs travers et de leurs manies, quelle tête ridicule ils faisaient à leur tour. Lui, vieil éclopé, reclus au bout du monde, et La Rivière, solitaire et claustré dans une froide cellule de monastère... Non! Il nây croyait pas davantage quâà ses propres accès de piété fugace, à ses crises sporadiques dâascétisme vertueux. La Rivière se sortirait de là et mettrait fin à ce quiproquo. Il lui écrirait, il le convaincrait!
Il ramassa la lettre dâAnne, étalée
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