Frontenac_T1
agite ses voisins puritains. La vieille a été déclarée sorcière et malgré ses protestations dâinnocence, a été conduite au bûcher.
â Incroyable histoire! Et ne sont-ce pas ces mêmes Anglais qui viennent nous traiter de papistes attardés? Sacredieu, je ne donne pas cher de nous si jamais nous tombons entre les mains de pareils doctrinaires!
La Hontan fit une grimace lourde de sous-entendus. Quant à Louis, ces paroles le ramenèrent à son obsession de mettre le pays en état de résister à un second siège.
DâO continua néanmoins :
â Plusieurs personnes auraient péri de la même manière, accusées faussement de sorcellerie par des parents obligés de mentir sous la torture. Un ministre du culte a eu le courage de sâopposer, un certain Burroughs, si ma mémoire est bonne. Mal lui en prit. Après avoir dénoncé la conduite des juges et leur folie meurtrière, on lâa convaincu à son tour de sorcellerie. Il a également fini dans les flammes.
â Diable! Ce Cotton Mather est digne des grands inquisiteurs et donne froid dans le dos. Fasse le ciel que nous nâayons pas affaire à lui de sitôt!
Ce souhait naïf de La Hontan fit réagir Louis, qui échangea un regard de connivence avec le chevalier.
â Malheureusement pour nous, il se peut que nous ayons affaire aux puritains plus vite que prévu... Le chevalier dâO mâen a informé aujourdâhui. Ils armeraient une grosse flotte et se prépareraient à venir de nouveau attaquer Montréal et assiéger Québec avec des milliers dâhommes, appuyés par les Iroquois. Voilà pourquoi nous devons être fin prêts et toujours sur un pied de guerre, messieurs.
La nouvelle eut lâeffet dâune gifle et ramena les officiers à des considérations plus réalistes. Les visages se tendirent et sâassombrirent, mais quelquâun beugla aussitôt : « Quâils viennent sây frotter, ces hérétiques de malheur, et nous les bouterons à la mer! » La saillie fut bientôt appuyée par le reste de la tablée qui lâentonna bruyamment, avec la conviction des soûlards. Louis nâavait cependant plus lâesprit aux réjouissances et ses hommes commençaient à lâennuyer.
â Messieurs, votre présence est agréable, mais je me vois obligé de vous fausser compagnie. Il est tard. Je vous souhaite une bonne fin de soirée.
Après un moment de flottement, certains choisirent de regagner leur couchette, dâautres, dâentreprendre plutôt une dernière virée dans les cabarets de la ville.
22
Montréal, été 1692
â Je te plains dans lââme, mon frère. Crois-moi, fais-toi Huron. Car je vois la différence de ma condition à la tienne. Je suis maître de mon corps, je fais ce que je veux, je ne crains personne et ne dépends que du Grand Esprit, alors que ton corps et ta vie sont entre les mains de ton grand capitaine; il dispose de toi comme dâun serviteur et tu dépends de mille gens que les emplois ont mis au-dessus de toi. Est-il vrai, oui ou non?
Le baron de La Hontan, à qui sâadressait la tirade de Kondiaronk, riait en hochant la tête.
En cette tiède soirée dâaoût, la grande salle du château de Callières était bondée de convives bruyants et passablement émoustillés. Comme leur nombre était élevé, seuls quelques-uns avaient pu prendre place à table, tandis que les autres étaient assis à même le sol devant des chaudrons remplis de bouilli de bÅuf et de chien, agrémenté de prunes et de raisins. Le rhum coulait modérément, mais la guildive, un dérivé de moindre qualité, était généreusement distribuée. Frontenac avait déménagé son gouvernement à Montréal pour lâété, comme il le faisait chaque année au moment de la foire des fourrures. Ce soir-là , il tenait à honorer la poignée de Hurons et de Têtes-de-Boule * venus lui présenter des dizaines de chevelures prises sur lâennemi.
Kondiaronk essuyait avec application ses mains poisseuses sur sa tunique de peau. Le grand chef huron mangeait comme dix, mastiquait avec bruit et parlait en mangeant, mais il discourait avec autant dâélégance quâun sénateur romain. Le
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