Frontenac_T1
débat animé qui sâétait engagé entre La Hontan et lui suscitait parmi les convives un immense intérêt, de par le clivage frappant quâil faisait ressortir entre les parties. Tous étaient suspendus aux lèvres du sieur de Valrennes, qui suait sang et eau pour traduire et rendre toute la verdeur et le cinglant de lâargumentation. Ces joutes oratoires amusaient le vieux sachem , particulièrement en verve ce soir-là . Son visage mataché, ridé comme une pomme desséchée et percé dâyeux vifs, déroutants de malice et dâintelligence, luisait sous lâéclat des candélabres.
â Ha, mon frère, continua-t-il, tu vois bien que jâai raison. Oh! le bel homme, ce Français, avec ses belles lois! Si ce sont choses justes et raisonnables, comment se fait-il alors que vous ne les suiviez jamais? Tu me dis que pour quâelles soient suivies, il faut châtier les méchants et récompenser les bons. Quelle sorte de créatures êtes-vous donc, qui faites le bien par rétribution et nâévitez le mal que par crainte des châtiments? Jâappelle un homme celui qui a un penchant naturel à faire le bien et qui est malheureux de faire le mal. Pourquoi, nous autres Hurons, nâavons-nous point de juges? Parce que nous nâavons ni procès ni condamnés, et que nous apaisons plutôt nos querelles par le dialogue et la réparation. Mais surtout, parce que nous ne voulons ni recevoir ni connaître lâargent, ce serpent des Français! Et cet argent maudit, ce démon des démons, dâoù vient-il donc que certains en aient autant et dâautres si peu? Vouloir vivre ainsi et conserver son âme, câest comme se jeter au fond du lac dans lâespoir dây trouver du feu. Cet argent est le ferment du mensonge, de la trahison, bref, de tous les maux qui rongent votre beau monde.
Malgré la justesse de tels propos et la portée séditieuse dâune pareille charge, elle sâatténuait du fait quâelle provenait de la bouche dâun sauvage. On en riait plus quâon ne sâen offusquait. Et Kondiaronk, que les Français surnommaient « le Rat », était précédé dâune réputation si sulfureuse et paraissait si changeant quâon ne le prenait pas toujours au sérieux.
La Hontan était néanmoins sensible aux remarques du vieil homme et prenait un vif plaisir à le voir relever les travers des sociétés civilisées. Il répliqua donc avec une hauteur feinte, en dissimulant sa connivence sous un air faussement dédaigneux.
â Vraiment, mon ami, tu fais là de belles distinctions. Pour ce qui est des lois, heureusement que tout le monde ne les observe pas, car autrement, ces juges que tu as vus à Québec et à la Nouvelle-York mourraient de faim. Mais comme le bien de la société consiste dans lâobservance de ces lois, il faut châtier les méchants et récompenser les bons, sans quoi tout le monde sâégorgerait, se pillerait, se diffamerait, et nous serions les gens les plus malheureux du monde.
â Ha! railla Kondiaronk dans un large sourire vainqueur. Mais parlons-en, de ces lois dont on nous vante sans cesse les merveilles. Nây a-t-il pas plus de cinquante ans que les gouverneurs du Canada prétendent que nous tombons sous leur juridiction, lors même que nous ne dépendons que du Grand Esprit? Nous sommes nés libres et frères et aussi maîtres de nos vies les uns que les autres, alors que vous êtes tous les esclaves dâun seul homme. Car sur quel droit et quelle autorité fondez-vous vos prétentions? Nous sommes-nous jamais rendus à votre grand capitaine? Avons-nous été en France vous chercher? Ou nâest-ce pas plutôt vous autres qui êtes venus ici nous trouver? Qui vous a donné tous les pays que vous occupez? De quel droit pouvez-vous prétendre les posséder? Ces terres nous appartiennent depuis toujours!
Kondiaronk sâéchauffait mais ne perdait pas le fil de sa pensée, car il revint aussitôt à la charge.
â Et tu blâmes notre manière de vivre. Les Français nous prennent pour des bêtes et les Jésuites nous traitent dâimpies, de fous, dâignorants et de vagabonds. Ãcoute-moi bien, mon frère, je te parle sans passion : plus je réfléchis à vos vies et moins
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