Frontenac_T1
êtes-vous plutôt piloté par ce Denonville de malheur qui continue son travail de sape jusque dans les couloirs de Versailles?
Lâintendant prit la mouche et lui opposa :
â Vous ne voulez rien entendre des raisons pourtant solides qui justifient mon opposition. Je nâai besoin de personne, ni même de monsieur de Denonville dont, soit dit en passant, je respecte grandement les opinions, pour être convaincu quâil est coûteux, dangereux et inutile de maintenir un fort aussi éloigné et impossible à ravitailler en temps de guerre, et qui a été le tombeau de trop de nos meilleurs éléments. Nous nâavons plus les moyens de ce fort, vous le savez comme moi!
Dans un geste impulsif, Louis lui arracha les pages des mains. Son visage était redevenu crispé, comme sâil peinait à retenir sa colère.
â Eh bien, figurez-vous, mon cher petit monsieur, que ce fort, je le reconstruirai, plus grand et plus solide que jamais, malgré tous les pisse-vinaigre qui tentent de mâen empêcher. Et avec lâappui du roi, en prime. En dépit des plumitifs à la vue courte comme vous qui pratiquent une minable politique de repli frileux sur le Saint-Laurent, sans rien comprendre des enjeux auxquels nous sommes confrontés dans ce pays. Sans nos forts, il nây a pas de commerce durable avec les Indiens, sans commerce pas dâalliances, et sans alliances pas de Nouvelle-France. Il me semble que câest simple à comprendre, nom de Dieu!
Louis cracha ses arguments en hurlant à pleins poumons, puis il froissa rageusement les feuilles quâil tenait en main. Au sommet de sa colère, il en fit une boule quâil jeta sur le sol et se mit à la piétiner avec fureur, tel un dément, en lançant à Champigny, qui sâapprêtait à quitter la pièce :
â Voilà ce que jâen fais de vos arguties. Je les foule aux pieds, mâentendez-vous? Je... les... foule... aux... pieds!
* * *
Louis se sentait piteux. Il avait encore cédé à son penchant naturel, alors quâil sâétait juré de rester calme. Câest que les trop fortes émotions lui réussissaient mal depuis quelque temps. Sa dernière grosse sortie concernant ce lieu infâme où on punissait les bourgeoises de Montréal trop portées sur la danse lui avait coûté cher. Son cÅur sâétait affolé pendant des heures, après lâévénement, et quand il avait enfin repris son rythme normal, Louis sâétait retrouvé sur le carreau. Il avait dû dormir une journée entière et la moitié dâune autre avant de se sentir à nouveau fonctionnel. La vieille machine donnait des signes évidents dâusure, ce qui commençait à lâinquiéter. Il nâavait jamais eu particulièrement peur de la mort et lâavait défiée avec cynisme tant quâelle nâétait demeurée quâune lointaine éventualité, mais le fait dâen être maintenant si rapproché le troublait malgré lui. Diable, il avait encore trop de choses à réaliser pour envisager si tôt sa fin!
Câétait la faute de ce bougre dâintendant, aussi. Quâavait-il tant contre la reconstruction de Fort Cataracoui? Il avait un grand pouvoir de nuisance et son insistance à sâopposer au projet risquait dâen retarder encore longtemps la réalisation. La liste dâobjections quâil lui avait présentée était longue et bien étayée et il devait les contrer avec habileté. Il sâinstalla devant son pupitre et appela Monseignat. Le jeune homme se pointa aussitôt, écritoire en main, et sâassit devant le petit meuble à tiroirs placé le long de la fenêtre.
â Vous avez tout entendu, nâest-ce pas?
Il sâétait tissé au fil des ans une connivence particulière entre Louis et son secrétaire, une espèce de familiarité faite de confiance réciproque. Charles de Monseignat avait été associé si étroitement à la vie de Frontenac, depuis son retour au Canada, quâune intimité cordiale sâétait développée entre eux deux.
â Bien malgré moi, monseigneur.
â Allons, ne faites pas de chichis, Charles. De par vos fonctions de secrétaire, vous êtes ma main droite et ma plume, et le témoin obligé de tout ce qui
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