Frontenac_T1
fait dire deux fois et sâétait lancée comme une folle dans les corridors glacés, nue et le cheveu en désordre. Louis avait eu la présence dâesprit de glisser dans un tiroir sa robe de nuit avant dâappeler au secours. Le plafond nâen finissait plus de dégorger son trop-plein, et les craquements insolites qui accompagnaient ce déversement intempestif donnaient à penser que tout lâédifice allait sâécrouler.
â Jâai dû faire venir des manÅuvres en pleine nuit pour installer dâurgence des étançons afin de soutenir le toit. à certains endroits, les murs sont tellement pourris quâils ne tiennent que par la peur. Un vrai château de cartes, cette foutue bicoque. Enfin... pour ce qui est de la basse-ville, continua-t-il, achevez au moins la plate-forme qui la fermera en entier et flanquera celle que nous avons faite lâannée dernière. Et avant que je ne lâoublie, je tiens à arrêter avec vous une date et une heure pour faire insérer dans un des angles de la nouvelle muraille, entre deux fortes pierres monumentales, une plaque en cuivre. Cela ne sera possible que dans quelques semaines, je suppose, mais je tiens à préparer la chose, voyez-vous...
â Une plaque en cuivre? fit Beaucours, étonné, en plissant le front.
â Oui, une plaque commémorative, en cuivre, sâempressa de répéter Louis dâun air entendu, en priant Monseignat de la lui apporter.
Lorsquâil lâeut présentée à Louis, ce dernier la déposa avec dâinfinies précautions sur sa table de travail comme si elle risquait de se briser à tout moment, alors quâelle était coulée dâun métal si épais quâelle pouvait résister à dix siècles dâérosion.
â Voyez plutôt cette merveille, fit Louis à Beaucours en couvant la chose en question dâun Åil ému.
Et Louis de commencer à lire avec solennité et de sa plus belle voix la longue inscription latine moulée dans le cuivre.
â Anno separatae salutis, millesimo sexcentesimo nonagesimo tertio Regnante Augustissimo, Invictissimo et Christianissimo ...
Voyant que le chevalier ne partageait pas son enthousiasme, il lui dit :
â Vous nâentendez pas le latin, à ce que je vois? Je vais donc vous traduire : Lâan du salut mil six cent quatre-vingt-douze, sous le règne du très-auguste, très-invincible et très-chrétien roi de France, Louis-le-Grand, quatorzième du nom. Le très-excellent Louis de Buade, comte de Frontenac, pour la seconde fois gouverneur de toute la Nouvelle-France, ayant repoussé mis en déroute et complètement vaincu les habitants rebelles de la Nouvelle-Angleterre lorsquâils assiégeaient cette ville de Québec, et qui menacent de renouveler le siège cette année, a fait construire aux frais du roi cette citadelle avec les fortifications qui y sont jointes, pour la défense de toute la patrie, pour le salut du peuple, et pour confondre de nouveau cette nation perfide et envers son Dieu et envers son roi légitime. Et il a placé cette première pierre . Et dans les siècles futurs, on pourra lire cette inscription qui fera revivre un des moments les plus glorieux de lâhistoire de ce pays. Nâest-ce pas extraordinaire?
Monseignat et Beaucours opinèrent de conserve.
Louis avait enfin trouvé le moyen dâimmortaliser ses exploits, bien quâils fussent passés presque inaperçus à Versailles et que le roi sâen fût attribué seul le mérite. Douce vengeance et petit baume propres à soulager quelque peu ses innombrables égratignures dâorgueil et plaies dâamour-propre.
* * *
â Non, non, non, ne prenez pas encore une fois la défense de ce personnage trouble, monsieur lâintendant! Jâai assez réfléchi à la question pour me persuader que Pierre Le Moyne dâIberville est un fourbe. Il nâest pas ce quâil prétend être et je ne comprends pas comment le roi et ses ministres ont pu encore se laisser berner par cet imposteur. Cela fait au moins trois fois quâon lui confie le commandement dâune expédition pour reprendre les forts anglais de la baie dâHudson, et quâa-t-il réussi à faire jusquâici? Rien dâautre que des hésitations et des retards. Tout a
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