Frontenac_T1
Un grondement dâenfer amplifié par lâécho et témoin de la lutte mortelle que se livraient des forces antagonistes montait de la vaste plaine enneigée qui, hier encore, soudait Québec à Lévy. Les eaux de printemps, poussées par un courant impétueux, luttaient furieusement pour reprendre leur cours normal et se libérer enfin de la masse de glace qui les emprisonnait. Lâimmense surface, tantôt si lisse, se hérissait peu à peu de blocs hirsutes qui sâentrechoquaient et dérivaient vers lâestuaire en arrachant tout sur leur passage. Les chemins dâhiver, les rangées dâépinettes balisant la traversée, les cabanes, les carcasses dâanimaux abandonnées, tout était emporté par les crues qui travaillaient le fleuve.
â Quel grandiose, quel extraordinaire spectacle! Tout est en mouvement jusquâà lâestuaire, tout se bouscule, se broie, se disloque, sâécrase et avance en désordre vers le golfe et la mer. Une force monstrueuse, une impitoyable machine de destruction que plus rien ne peut arrêter désormais et qui se précipite vers son accomplissement, sâextasia Louis.
Lâintendant semblait perdu pour sa part dans une fascination silencieuse, subjugué par la singulière beauté du phénomène.
« Est-il habité par la même pensée? » se demanda Louis. «Voit-il, lui aussi, que la fonte des glaces va libérer les eaux et concrétiser la menace dâinvasion anglaise suspendue au-dessus de nos têtes? Tandis que ces malheureux battent des mains et crient de joie, nous savons, lui et moi, quel danger mortel nous guette. »
Tous les rapports dâespions et dâéclaireurs, Blancs et Indiens confondus, étaient unanimes : on parlait dâune attaque massive dès le début de la période de navigation. Et ces informations entérinaient la menace dont avait parlé le chevalier dâO le printemps précédent. Mais quand donc se déclencherait cette vaste opération? Nul ne le savait. Louis comptait sur les espions abénaquis de Saint-Castin pour le prévenir du départ de la flotte ennemie.
Lâintendant croisa le regard de Frontenac. Il avait lâair inquiet, lui aussi. Pour sûr quâil était travaillé par la même appréhension. Champigny avait besogné tout lâhiver pour préparer la colonie à une éventualité quâil craignait plus que tout. Il avait veillé à rassembler les munitions, équiper les hommes en armes et en poudre, approvisionner les magasins du roi au cas où Québec serait assiégée. Louis avait tout mis en Åuvre, de son côté, pour fortifier la ville. Trois cents hommes avaient peiné pendant des mois avec lâingénieur Beaucours pour terminer les fortifications. Certains détails manquaient encore, mais cela achevait. Il entreprendrait bientôt la visite de lâîle dâOrléans et de la côte de Beaupré pour y préparer la défense en cas dâinvasion et faire construire des refuges dans la forêt. Il devrait organiser des corvées et soumettre tout un chacun à un dur travail. Callières se préparait à en faire autant à Montréal, de même que Ramezay, du côté des Trois-Rivières. On avait également fortifié les forts de Chambly et de Sorel.
Frontenac avait dû chasser ses appréhensions de février dernier pour mieux se concentrer sur la tâche à accomplir. Avec fatalisme et sans illusions. La victoire sur Phips devait beaucoup à la chance, mais la chance ne jouait pas à tout coup...
Il y avait au moins un élément dâespoir du côté des Iroquois : les Agniers nâétaient pas encore réapparus à la tête de lâîle de Montréal. La leçon quâon leur avait infligée avait dû les faire réfléchir... Callières lui avait cependant appris dans sa dernière lettre quâils avaient été remplacés par huit cents Onontagués, qui avaient néanmoins été repoussés. Ils étaient si enragés contre les Français depuis la défaite des Agniers quâils juraient de ne plus leur faire de quartier et de les mettre au bûcher sans pitié. Quant aux trois autres tribus, on ne les avait pas revues non plus. Peut-être se préparaient-elles à surgir en
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