Frontenac_T1
toutes les décisions. Et lui aussi avait sa part de responsabilité dans la tragédie actuelle. «Dire que je devrai à nouveau partager lâautorité avec cet homme et le conseil souverain * ! » Louis nâarrivait pas à sây résigner. Ses origines sociales et son long passé militaire en faisaient pourtant quelquâun de tout désigné pour exercer sans réserve le pouvoir.
Ce gouvernement bicéphale est une aberration, un ferment de discorde et une source inépuisable de conflits , avait-il écrit au comte de Crécy.
Et il savait de quoi il parlait! Lors de son précédent mandat et pendant dix ans, Louis avait combattu avec opiniâtreté lâautorité de lâintendant Duchesneau et de sa clique du conseil. Rien que dây penser, lâamertume et le dépit lui nouaient la gorge.
â Et câest lâintendant qui tient les cordons de la bourse! radota-t-il malgré lui en se laissant encore aller à penser tout haut.
Il avait oublié Duchouquet. Lâhomme ne parut pas entendre et continua placidement à balayer les copeaux épars sur le parquet. Il connaissait assez son maître pour savoir quâil soliloquait souvent à voix haute et que lââge nâavait rien arrangé à la chose.
Car si Champigny nâavait pas un mot à dire ou si peu dans lâélaboration des politiques militaires, qui étaient du ressort exclusif du gouverneur général, leur exécution, par contre, relevait de sa responsabilité. Comme lâintendant devait habiller, nourrir et payer les troupes, leur fournir armes, munitions, gîte et hôpital, et que le montant alloué aux dépenses militaires fixé par le ministre de la Marine était immuable, le succès des opérations militaires dépendrait de la façon dont ces sommes seraient utilisées. Louis se sentait à nouveau prisonnier dâune structure lourde et figée contre laquelle il ne pouvait que se buter, encore et encore.
â Mais quâest-ce quâil fait, lâanimal? Les cloches viennent de sonner les deux heures et il ne se montre toujours pas! Les petits gratte-papiers besogneux comme lui sont pourtant plus ponctuels, à lâaccoutumée.
Louis se mit à marcher dâune fenêtre à lâautre; lâattente le rendait nerveux. Il sâétira le cou et finit par distinguer un groupe qui sâapprochait dâun pas rapide, en pataugeant jusquâà la cheville dans une mare de boue. Il reconnut les archers de la Marine à leur casaque cintrée dâune bandoulière de velours bleu, ornée dâancres et dâinsignes royaux. Ils ouvraient le pas à lâintendant, un homme petit et délicat à la démarche un peu chaloupée, qui portait par-dessus ses habits un long manteau de pluie.
â Tiens, tiens, je rêve ou quoi? Depuis quand un intendant se déplace-t-il avec quatre archers? ronchonna-t-il, désagréablement surpris. Mais câest quâil se prend pour le gouverneur!
Cette question avait pourtant été tranchée bien des années plus tôt : quatre gardes pour le premier fonctionnaire de lâÃtat, et deux pour le second. Il soupira. Impossible de soulever ce problème maintenant, il attendrait un moment plus propice.
Il reçut néanmoins Jean Bochart de Champigny avec tous les égards dus à son rang. Il sâinquiéta de lâhumidité qui avait pu lâindisposer, de la boue qui avait souillé ses habits, et sâempressa de lui faire servir un vin chaud.
â Venez vous sécher dans mon cabinet, près dâun bon feu.
Il le poussa gentiment vers un fauteuil placé devant lââtre.
Il fit ensuite venir son secrétaire et lui signifia de répondre dâurgence à la lettre de Callières. Le jeune militaire, un homme long et effilé au visage ouvert, sâinclina dâun bref coup de tête. Après avoir salué lâintendant avec déférence, Monseignat quitta la pièce dâun pas feutré en tentant de refermer discrètement la porte. Mais comme le cadre avait travaillé sous lâeffet de lâhumidité et du gel, il dut sây reprendre à trois fois.
Champigny était étonné de la chaleur de lâaccueil et presque enclin à croire ses appréhensions exagérées. Ils parlèrent à bâtons
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