Frontenac_T1
politiques. Lâintendant se dissociait pourtant des projets de Frontenac. Il croyait préférable de jeter plutôt le gros de leurs forces contre les Iroquois. Et en admettant quâil soit plus stratégique dâattaquer les Anglais dâabord, il fallait viser droit au cÅur et détruire la Nouvelle-York ou Albany, et non des garnisons sans importance.
Il se prit à regretter lâabsence du gouverneur de Montréal, qui aurait sûrement abondé dans son sens. Il se leva pour se dégourdir les jambes en se promettant de faire entreprendre la construction de dizaines de bateaux plats pour se rendre en pays iroquois, si les circonstances les forçaient à aller surprendre lâennemi plus vite que prévu. Histoire de parer à toute éventualité...
Lâexposé de lâingénieur du roi ayant pris fin, Louis fournit à ses hommes quelques informations logistiques, répondit à leurs questions et prit congé dâeux. Il était satisfait de la tournure des événements et persuadé que tout était sur la bonne voie. «Les Anglais nâont quâà bien se tenir », se promit-il, tout à fait revigoré.
5
Québec, hiver 1690
Après un automne détestable, lâhiver sâétait manifesté brusquement par dâabondantes chutes de neige ininterrompues tout le long des fêtes de Noël. Ce matin-là , un ciel dégagé éclairait un paysage glacé où régnait un froid sidéral.
Enroulé dans une robe de castor le recouvrant jusquâaux pieds, Louis était confortablement installé sur un siège couronné dâun large oreiller de fourrure. Il tambourinait du poing contre le rebord du traîneau tout en multipliant les injonctions à lâendroit de son cocher. Le froid était si coupant que ses moustaches, figées dans la glace, étaient raides comme des pinceaux.
â Plus vite, plus vite, Bailly! Et fouette cocher! scandait-il de lâintérieur de sa carriole.
Le vieil homme leva les yeux au ciel en signe dâimpatience. Il avait les pommettes rougies, les cils et les poils du nez comiquement frangés de givre.
Frontenac était dans une forme admirable. Ses rhumatismes lâavaient miraculeusement quitté, ce qui lui donnait lâimpression dâavoir retrouvé la fougue de ses vingt ans. Charles de Monseignat, assis à ses côtés, la tête émergeant à peine dâun amas de fourrures, clignait des yeux. La réverbération du soleil sur la surface des cristaux produisait une lumière si intense quâil avait peine à fixer lâhorizon.
La petite carriole du gouverneur sâétait métamorphosée depuis sa restauration. Câétait une espèce de carrosse bas coupé par le milieu et posé sur deux patins ferrés, auquel était ajouté un devant plus relevé servant à protéger ses occupants des éclaboussures. Louis lâavait fait repeindre dans des couleurs flamboyantes et barder de ses armoiries. Aussi nâavait-il pas laissé passer un seul jour depuis les dernières bordées sans lancer son équipage à fine épouvante sur des routes étroites et sinueuses pour la seule griserie de filer toujours plus vite. Câétait au point où les gens se ruaient dans les bancs de neige dès que se pointait à lâhorizon lâéquipage échevelé du gouverneur. Car rien nâannonçait le galop silencieux des chevaux sur la neige, hormis cet espèce dâappel de voix continuel et monotone lancé par le cocher et emporté par le vent.
Le vieux Bailly poussa un grognement de désapprobation. Au contact de lâair glacial, son expiration prenait la forme dâune longue buée blanche.
«Mais pourquoi, bondiou de bondiou, monseigneur sâentête-t-il à nous échauffer ainsi? » se disait le cocher, impatienté.
Les deux bêtes, attelées lâune devant lâautre, galopaient allègrement, la queue coupée. Câétait la seule façon quâon avait trouvée dans ce pays dâempêcher le cheval de devant dâéborgner de sa queue celui de derrière. La monture de tête avançait au gré de ses humeurs, sortant de lâornière et y revenant lorsquâelle était tirée un peu fort par celle de derrière.
â Mais je ne peux pas, monseigneur,
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