Frontenac_T1
pas pour lui déplaire. Il la trouva plus belle encore avec son masque dâindignation.
â Monsieur, madame... fit-il enfin en sâinclinant très bas devant le couple Damour, je profite de la chance qui mâest offerte à lâinstant pour implorer le privilège de fréquenter officiellement mademoiselle votre fille. Lâinclination que nous semblons avoir lâun pour lâautre me paraît prometteuse.
Frontenac émit une espèce de grognement dâapprobation tout en lançant un regard victorieux à madame Damour, lâair de lui souffler : «Le fruit était mûr, ne vous lâavais-je pas dit? » Cette dernière changea aussitôt de tête et prit un air plus engageant. Elle paraissait soulagée. Un large sourire à lâintention de sa fille et du baron sâépanouit sur son beau visage. Elle leur tendit la main et se tourna vers son mari. Pris par surprise, François Damour sâéclaircit la gorge et replaça son justaucorps. Le moment était dâimportance et il aurait préféré que cela se passe autrement. Il sâempressa néanmoins de répondre dâune voix quâil voulut posée et aussi solennelle que lâexigeait la situation :
â Heu... Oui! hum... hum... Puisque ma Geneviève semble dâaccord, je ne vois aucune objection à ce que vous la fréquentiez. Ce sera un honneur pour nous, monsieur le baron, de vous recevoir à la maison. Passez-y donc prochainement pour que nous arrêtions les modalités de tout cela.
Il serra affectueusement la main du baron. Geneviève sauta au cou de son père et le couvrit de baisers. Il irradiait dâelle un bonheur si vibrant quâil sâen trouva profondément ému. Son enfant qui, hier encore, jouait à la poupée, se muait du jour au lendemain en femme amoureuse...
â Eh bien voilà ! sâexclama Frontenac. Ce nâétait pas si difficile, après tout. Rentrons arroser cela avec un vin que je garde pour les grands moments.
Il les poussa tous vers les grandes portes, fébrile et excité comme sâil se fût agi de ses propres enfants, tout en claironnant la nouvelle à la ronde dâune voix retentissante.
* * *
Duchouquet longeait dâun pas hésitant le jardin du gouverneur, un lourd chandelier fumant à la main. Il cherchait son maître et se laissait guider par les voix feutrées en provenance du magasin à poudre, situé au fond du terrain cerclant le vieux château.
Un brouillard dâété, léger et diaphane, montait du sol et dérivait en longues écharpes de tulle au-dessus des terres environnantes.
â Drôle dâidée dâêtre allé nicher si loin! bougonna-t-il, en étouffant un chapelet de bâillements.
Il était fourbu et impatient de retrouver sa paillasse. Les cloches sonnèrent les trois heures du matin.
â Diable, jâai quasiment fait le tour de lâhorloge, asteure. Et jâai pas chômé aujourdâhui, ah ça non, par exemple!
La voûte du ciel sur laquelle il leva un regard fatigué était criblée de scintillements lumineux. Le vent avait balayé les masses de nuages avant de retomber subitement, cédant place à un calme plat. Lâexceptionnelle douceur de lâair le frappa. «Câest jamais quâen juillet, pourtant, se dit-il, que le temps est si doux. On pourrait presque dormir dehors. »
Il avait fait nettoyer la salle de bal, ramasser les reliefs * de la fête, replacer les meubles et moucher les chandelles avant de donner congé au personnel. Les gens étaient si épuisés quâils nâavaient pas traîné à regagner leurs quartiers. Les violons sâétaient tus bien tard. Duchouquet avait dû pousser dehors des musiciens et des fêtards éméchés qui insistaient pour que la fête continue. Les retardataires, des officiers à moitié ivres, sâétaient entassés à dix dans une méchante carriole qui avait démarré en trombe dans un tollé de rires et de réparties tonitruantes.
â Mais bon Dieu! sâétait-il indigné, ils vont nous réveiller toute la populace, ces ânes bâtés.
Et le tombereau en fête, caracolant et grinçant sous le poids de ses occupants, avait pris la direction des cabarets de la basse-ville où lâon pouvait
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