Frontenac_T1
encore boire en compagnie jusquâau matin.
En plissant les yeux, Duchouquet finit par distinguer quelques silhouettes dâhommes qui devisaient à voix basse, comme une poignée de conspirateurs. Ils étaient assis ou affalés sur lâherbe dans une posture relâchée, le gobelet à la main. Une cruche de vin à moitié renversée reposait sur une butte, à proximité. Des rires fusaient. Le chandelier que braqua sur eux le domestique fit apparaître des têtes hirsutes, rougeaudes et un peu bouffies par lâabus dâalcool. Frontenac, La Hontan, les sieurs de Bourbon, de Challu, le chevalier de Maupon et quelques autres officiers se tournèrent dans la direction de Duchouquet, lâair hébété.
â Monsieur le comte, excusez mon intrusion, mais tout est terminé, les derniers invités ont vidé les lieux et jâme demande si vous avez encore besoin de moi. Autrement, je râgagnerais ma couche. La journée a été longue.
â Mon bon Duchouquet. Venez donc vous joindre à nous pour prendre un petit cordial, fit La Hontan en éructant bruyamment, ce qui déclencha un fou rire général.
Le jeune homme était un peu ivre, mais il continuait de palabrer avec passion. Il était appuyé contre un arbre, la perruque dâun côté, la cravate de soie, le chapeau et le justaucorps, de lâautre.
â Non, non, laissez-le. Merci, Duchouquet, vous pouvez rentrer vous coucher. Je nâai plus besoin de vous, répondit Frontenac avec mansuétude.
Il avait la mine réjouie et ses petits yeux vifs pétillaient dans un visage aux pommettes échauffées. Il avait lui aussi le vin gai, quoiquâil supportât mieux lâalcool que son jeune émule.
Depuis le départ de Geneviève et de ses parents, le beau baron ne cessait de discourir sur lâamour et le mariage et sur la forme différente que cela prenait chez les sauvages. Il croyait avoir assez vécu parmi eux et les avoir observés dâassez près pour avancer dâintéressantes comparaisons sur le sujet. Il venait dâaffirmer sans ambages que lâamour tel quâon le connaissait sur le vieux continent nâexistait pas parmi ces peuples.
Louis, sceptique, lui opposa :
â Mais que dites-vous là ! Lâamour est un sentiment universel quâon retrouve chez tous les peuples et sous toutes les latitudes. Dâoù tenez-vous quâil nâexiste pas chez les sauvages? Ils forment comme nous des couples stables et sont parfaitement capables dâaimer.
â Attention! Jâai bien dit quâil nâexistait pas sous la forme que nous lui connaissons aujourdâhui! lui avait-il rétorqué vivement. Les Indiens ignorent cette espèce de fureur aveugle quâon appelle amour. Disons quâils se contentent dâune amitié tendre, point sujette à tous les excès que cette passion cause dâhabitude à ceux qui en sont possédés. En un mot, ils aiment si tranquillement quâon pourrait qualifier leur amour de simple bienveillance. Ils sont discrets au-delà de tout ce quâon peut imaginer, et bien que leur amitié soit forte, ils veillent à se conserver toujours la liberté du cÅur, quâils regardent comme ce quâils ont de plus précieux au monde. Dâoù je conclus quâils ne sont pas tout à fait aussi sauvages que nous.
La Hontan prit la cruche et avala quelques rasades de vin. Puis il la tendit à Maupon, qui sâen envoya autant dans le gosier. Bourbon et Challu les imitèrent.
Louis était étendu au pied dâun arbre et suçait pensivement un brin dâherbe. Il repensait à ses amours avec Anne de la Grange, vécues, il est vrai, dans le délire le plus total. Il était, à cette époque, si épris de la jeune femme que la seule pensée de la perdre suffisait à le précipiter dans dâépouvantables tourments. Il aurait été prêt à se tuer plutôt que de renoncer à elle. «Ãtait-ce par une espèce de folie, de fureur maladive, ou tout simplement par manque de sagesse? Aurait-il été plus civilisé de ne pas céder à de tels emportements? » se demandait-il, en vidant le reste de son verre. Il ne trouvait pas de réponse à son questionnement, mais se souvenait des sentiments dâexaltation et de ferveur presque
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