Funestes présages
devant moi. Il n’a pas confessé son péché, mais a affirmé que l’un de ses frères, un homme qui lui était proche, l’avait accusé d’une faute odieuse, non contre la règle, mais contre Dieu.
— Une faute odieuse ! s’exclama Ranulf. De quel mal un saint abbé pouvait-il se rendre coupable en cet endroit consacré ?
— Faisait-il allusion au passé ? ajouta le magistrat.
— Non, non, à un événement récent.
— Et de quoi s’agissait-il ?
— Je ne vous en ferai point part.
— Mais je peux vous interroger, n’est-ce pas ?
Frère Luke acquiesça.
— Un meurtre ?
Un signe de dénégation.
— La fornication ? Avoir eu commerce avec une femme ?
Même signe.
— Un vol ? Un blasphème ?
Le prêtre soutint le regard de Corbett.
— Quel péché ? cria le magistrat.
— Avez-vous lu le Livre de Samuel ? L’histoire de David ? s’enquit frère Luke.
Corbett ferma les yeux. On avait accusé David d’Israël de maints crimes.
— Et celle de Jonathan ? ajouta le moine d’un ton uni.
Corbett rouvrit les yeux.
— L’abbé Stephen était donc accusé de pratiques contre nature avec l’un de ses frères !
— Tu dixisti. C’est vous qui l’avez dit, Messire le clerc.
Le vieil homme dut lire la consternation sur le visage de son interlocuteur.
— Était-ce récent ? s’enquit Ranulf.
— Très, répondit frère Luke en hochant la tête. Je dirais environ un mois avant sa mort.
— A-t-il précisé pourquoi ? Comment ?
— Il a juste dit qu’on l’en accusait.
— S’en est-il défendu ? questionna Ranulf.
— Non. Je vous ai dit qu’il s’était simplement agenouillé ici en sanglotant comme un enfant. Il a affirmé que cela s’était déroulé pendant une conversation à voix basse dans ses appartements. J’ai tenté de le raisonner, d’apaiser son âme, il s’est levé soudain et est parti. Je lui ai dépêché un messager, mais Stephen n’est jamais revenu. Mon abbé n’est plus revenu, répéta le vieillard, les yeux pleins de larmes. Et à présent, il est mort. Que Dieu lui pardonne d’avoir désespéré, d’avoir péché contre le Saint-Esprit avant que cet acte atroce ait eu lieu. Puissent les anges l’emporter dans un lieu de paix et de lumière. Il était si différent.
Le vieux frère Luke eut un regard lointain.
— Savez-vous, Messire le clerc, que, quand j’étais plus jeune, j’étais infirmier céans ? Stephen Daubigny rendait souvent visite, pas tant à l’église, qu’à notre bibliothèque. Il aimait vraiment l’univers des livres.
— Mais pourquoi venir ici ? s’étonna Corbett.
— Il accompagnait son ami, Reginald Harcourt.
— Et pourquoi ce dernier venait-il à St Martin ?
— Voyez-vous, Messire, dit frère Luke d’un ton pensif, je n’ai jamais compris Sir Reginald, mais si j’avais eu à dire qui de Harcourt ou de Daubigny deviendrait moine, j’aurais opté pour Sir Reginald.
— Pour quelle raison ?
— Il était fort timide avec les dames, mal à l’aise. Je peux vous le confier, car ce n’est point une question de confessionnal.
Le prêtre enfonça son doigt dans l’épaule de Ranulf.
— Vous êtes un homme vigoureux, n’est-ce pas ?
— Grâce à Dieu ! rétorqua l’écuyer en plaisantant.
— Et vous aimez les plaisirs du lit ?
Ranulf ne put s’empêcher de rougir. Corbett rit sous cape.
— Allons ! le taquina le vieil homme. Êtes-vous fringant ou non ? Jadis j’étais clerc et servais dans les troupes royales. Je pouvais résister à tout sauf à la tentation de la chair et à un grand gobelet de clairet. Sir Reginald était tout autre : il venait ici pour chercher assistance.
— Était-il impuissant ? risqua Corbett.
— Il avait des difficultés. Il arrive que ces échecs soient dus au corps : une blessure, peut-être une tumeur. J’ai soigné assez de moines dans ma vie pour reconnaître la cause et proposer un traitement possible. D’autres fois, l’origine n’est pas claire.
— Et Sir Reginald ?
— Les deux, Sir Hugh.
Le moine se tapota le crâne.
— Des illusions dans la cervelle.
— Mais il s’est marié ?
— Je sais, je sais, soupira frère Luke. Sir Hugh, il y a dans cette abbaye des moines qui ont – comment dire ? — des relations malaisées avec les femmes. Peu attirés par elles, ils cherchent asile et sécurité derrière les murs d’un monastère. D’autres hommes pensent que ces
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