Funestes présages
D’une certaine façon, ce temps rigoureux et glacial convenait à frère Richard. Pendant les mois d’hiver les visiteurs étaient rares à l’abbaye. Il se fit in petto l’écho de la pensée du prieur Cuthbert : plus tôt les clercs royaux partiraient, mieux cela serait. Peut-être les meurtres cesseraient-ils alors ? Une idée comme ça...
Frère Richard soupira et referma la porte de la pièce. Il remonta son capuce et se prépara à contrecoeur à accomplir la besogne que Cuthbert lui avait assignée. Depuis le décès du pauvre Gildas personne n’était entré dans l’atelier du tailleur de pierre. Il fallait bien pourtant faire un bilan et dresser des comptes. L’aumônier dérapa dans la neige, s’arrêta et jura. Il avait oublié son écritoire. Il retourna dans sa chambre, la prit sur le banc où elle se trouvait et remonta derechef son capuchon. Il était sur le point de partir quand il aperçut la grosse canne de frêne dans un coin. Il s’en empara. Elle lui éviterait de glisser dans la neige et servirait de protection contre un agresseur éventuel. Mais qui pourrait lui en vouloir ? Frère Richard sortit et chemina avec précaution vers l’atelier de Gildas. L’aumônier était troublé. Pourquoi ces crimes atroces ? Qui avait à se plaindre du malheureux Francis, l’archiviste ? Ou de Gildas, si travailleur ? Ou même de Hamo, le sous-prieur, un petit homme trop zélé, mais assez affable, à sa façon ? Et qui pourrait avoir des griefs contre lui ? Richard avait été soldat, archer, et avait servi au pays de Galles et en Gascogne. Il était sûr d’avoir été appelé par Dieu et il essayait de mener la vie d’un saint moine. Il était pourtant vrai, admit-il en balançant sa canne, qu’il avait ses faiblesses. Les femmes, l’attrait d’une peau douce... Bon, la tentation allait et venait comme un rêve la nuit. Et il était gourmand, surtout des tourtes dorées, savoureuses et croustillantes, une merveille des cuisines de l’abbaye. Il avait aussi un faible pour la chair blanche des chapons et la peau croustillante d’un morceau de porc bien relevé.
Quand il parvint à l’atelier, il en avait l’eau à la bouche. Il prit un trousseau de clés, ouvrit la porte et entra. Il embrassa la pièce du regard et sa gorge se serra. Cela avait été le royaume de Gildas. Moine gai et laborieux, Gildas aimait parler pierre et construction. Et voilà qu’il était mort, le crâne éclaté. Frère Richard fit lentement le tour de la pièce, effleurant les maillets, les marteaux, les ciseaux et le bloc de pierre sur lequel le moine défunt travaillait. Il gagna la resserre, au fond de l’atelier. Les manuscrits de Gildas, couverts de dessins compliqués et de calculs, étaient ouverts sur la table. Il y avait même un gobelet, à demi plein de bière éventée. Frère Richard soupira et s’assit. Il posa son écritoire sur le sol et entreprit de dépouiller les documents. Il tenta de les comprendre, mais il était mal à l’aise. Il revint dans l’atelier. Il sentit un courant d’air froid et se rendit compte qu’il n’avait pas fermé l’huis.
— Non, non, je vais le laisser ouvert, murmura-t-il.
S’il se passait quelque chose, il pouvait avoir besoin de sortir vite. Il ne voulait pas mourir piégé comme frère Francis. L’aumônier fit le tour de l’atelier. Il se sentait encore mal à l’aise, comme s’il commettait une indiscrétion. Il aperçut un vase de cuivre brillant en haut d’une étagère et sourit. L’été, Gildas s’en servait toujours pour y mettre des fleurs. Richard traversa la pièce et le descendit. Il le souleva et le fit tourner pour l’aire jouer la lumière. Ce faisant il surprit une ombre dans le reflet. Il pivota en toute hâte et suffoqua de terreur. Le meurtrier s’était faufilé comme un braconnier. La terrifiante silhouette qui se dressait devant lui portait la robe grise des bénédictins, mais son visage était couvert d’un masque de cuir rouge. L’une des mains aux gantelets noirs brandissait un poignard et l’autre une massue. Le tueur se fendit, dague au clair. Frère Richard, serrant le vase de cuivre, frappa de toute sa force et para le coup. L’assaillant recula. Frère Richard comprit qu’il était chaussé de souples bottes de cuir. L’aumônier, se rappelant l’époque où il était soldat, tenta de maîtriser sa peur. Il ne pouvait pas voir les yeux de son agresseur, mais le vase qu’il tenait lui avait
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