Gauvain
sortit de la forteresse en homme qui n’a nul désir d’y revenir jamais. Il se dirigea vers la forêt et y pénétra mais, au bout d’une bonne lieue, il croisa deux chevaliers dans un vallon. Dès qu’ils l’aperçurent, ils sautèrent à cheval tout armés et vinrent à sa rencontre, bouclier et lance au poing. « Seigneur chevalier ! s’écrièrent-ils, arrête-toi et dis-nous ton nom, sans mentir !
— Très volontiers, répondit-il. Je ne le cache jamais quand on me le demande. Sachez donc que je suis Gauvain, neveu du roi Arthur. » Les deux chevaliers se réjouirent d’entendre ce nom, et ils dirent : « Seigneur Gauvain, sois le bienvenu. C’est toi que nous attendions depuis si longtemps. Viens, nous te mènerons auprès de la Dame sans Égale. Nul plus qu’elle ne désire te rencontrer. Elle te réservera le plus chaleureux des accueils en son domaine qui est très riche et très beau. – Seigneurs, repartit Gauvain, vous me faites beaucoup d’honneur, mais il m’est impossible de me rendre auprès de la Dame sans Égale. J’ai à faire ailleurs. – Seigneur, tu dois absolument nous accompagner. Notre dame t’attend et nous a donné l’ordre de t’amener de force si tu refusais de venir de bon gré. – Je vous le répète, je n’irai pas avec vous chez la Dame sans Égale ! » s’écria Gauvain avec colère.
Alors les chevaliers se précipitèrent et, saisissant la bride de Gringalet, tentèrent de l’entraîner. Mais Gauvain se rebiffa, tira son épée et frappa l’un des chevaliers avec une telle rage qu’il lui trancha un bras. L’autre lâcha la bride et s’enfuit à toute allure, suivi par son compagnon blessé. À l’entrée de la forteresse, ils rencontrèrent la Dame sans Égale. « Qui vous a mis dans cet état ? demanda-t-elle. – Dame, c’est Gauvain, le neveu du roi Arthur ! – Comment ! s’écria la Dame. Où l’avez-vous rencontré ? – Dans la forêt, dame, répondit l’un des chevaliers. Il allait vers nous à vive allure, venant de par ici. Nous lui avons demandé son nom, et il nous l’a dit. Mais lorsque nous l’avons invité à nous suivre jusqu’à toi, il a refusé obstinément. Nous avons voulu le forcer, et il nous a attaqués avec une telle violence que mon compagnon a perdu son bras. »
La Dame sans Égale fit sonner du cor. Aussitôt, tous les chevaliers s’équipèrent et sautèrent sur leurs chevaux. Elle leur ordonna de poursuivre Gauvain, promettant à celui qui le ramènerait belle terre et force richesses. Ils étaient là une quinzaine et s’apprêtaient à s’élancer quand survinrent les deux autres chevaliers de garde dans la forêt. Tous deux, blessés, affichaient une mine piteuse. La Dame leur ayant demandé qui les avait si bien défaits, ils répondirent que c’était Gauvain, lorsqu’ils avaient voulu l’emmener de force.
« Est-il loin ? demanda la Dame. – Oui, répondirent-ils, pour le moins à quatre lieues d’ici. » Alors, l’un des quinze chevaliers qui se disposaient à partir prit la parole : « Il serait tout à fait déraisonnable de le poursuivre. Nous n’obtiendrions qu’un surcroît de honte. D’ailleurs, Dame, c’est toi-même qui l’as laissé échapper car, j’en suis convaincu, Gauvain était ce chevalier qui a passé la nuit ici. Ne portait-il pas un bouclier rouge orné d’un aigle d’or ? – Si, répondirent les chevaliers blessés, c’est tout à fait cela.
— C’était donc bien lui, murmura la Dame sans Égale. Je l’avoue, je l’ai laissé échapper par orgueil. Jamais plus un chevalier ne séjournera dans ma demeure sans que je lui demande son nom. Mais il est trop tard à présent. J’ai perdu celui-ci à jamais, à moins que Dieu ne me le ramène un jour. Et, à cause de lui, je risque de perdre également les autres. » Alors la Dame sans Égale regagna, pleine de douleur et de dépit, ses appartements.
Pendant ce temps, Gauvain filait bon train, afin d’interposer le plus de distance possible entre lui-même et cette Dame sans Égale qui avait une si curieuse façon d’aimer. Ayant pénétré dans une autre, forêt qu’il parcourait à vive allure, il y découvrit bientôt un ruisseau qui courait à travers les arbres et que longeait un chemin apparemment fréquenté. Il suivit donc le fil de l’eau pendant une bonne lieue et, soudain, aperçut une très belle demeure flanquée d’une chapelle qu’enfermait toutes deux un enclos formé par
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