Gauvain
Gauvain, lui faisant battre une folle chamade. « Dame, dit-il brusquement à l’intention de la reine, si j’osais, je te prierais de t’approcher de la fenêtre et de me dire qui est cette femme que je vois venir et qu’accompagne un chevalier porteur d’un écu écartelé. »
La reine jeta un coup d’œil au-dehors. « Que le feu d’enfer la consume ! s’écria-t-elle. C’est celle qui t’amena hier, mais à quoi bon t’inquiéter d’elle ? Va, ne te soucie pas davantage de l’homme qui l’accompagne. Il est, certes, un chevalier des plus courageux ; le combattre n’est pas un jeu, je l’ai vu vaincre et tuer bien des chevaliers en ce port, sous mes propres yeux, mais que t’importe ? – Reine, permets-moi de les aller venger ! – Tu n’y penses pas ! Il est cruel et sans pitié, je ne l’ai jamais vu faire grâce à quiconque. – Raison de plus pour que j’y aille ! s’écria Gauvain. – Je te l’interdis ! dit la reine. – Tu m’as dit hier que j’étais le seigneur de ce lieu, riposta froidement Gauvain, et tu m’as cent fois répété que j’étais le maître. J’irai donc combattre ce chevalier. » Et, sans plus attendre, il quitta les trois femmes, dégringola l’escalier quatre à quatre et ordonna qu’on lui préparât ses armes et son cheval. En entendant cela, la reine et les jeunes filles fondirent en larmes.
Mais Gauvain déjà descendait vers le port en compagnie du nautonier. Celui-ci eut tôt fait de les embarquer, lui et son cheval, et de détacher la nacelle. Ils arrivèrent sans encombre sur l’autre rive. Pendant ce temps, le chevalier qui accompagnait Orgueluse avait aperçu Gauvain, et, sans plus attendre, s’était précipité, la lance en avant. Il n’y eut ni défi, ni menaces. Gauvain, le cœur empli de rage, se jeta sur son adversaire et lui porta un tel coup qu’il le blessa grièvement au bras et au flanc. La blessure était loin d’être mortelle, car le haubert avait si bien résisté que le fer n’avait pu le fausser, quoique la pointe de la lance eût pénétré de trois doigts dans la chair. Le blessé fut jeté à terre. Il se releva, mais ce fut pour voir le sang jaillir de ses plaies. Néanmoins, il repartit à l’attaque en brandissant son épée. Mais Gauvain se défendit avec tant d’habileté que bientôt l’autre, au bord de l’épuisement, s’affaissa sur les genoux et demanda grâce.
Après la lui avoir accordée, Gauvain le remit, conformément à la coutume, entre les mains du nautonier. Quant à Orgueluse, elle était descendue de son cheval et vint à la rencontre de Gauvain. Il la salua et lui dit : « Remonte, belle amie, car je n’entends pas te laisser. Je t’emmènerai par-delà cette rivière jusqu’où je dois retourner. – Par Dieu tout-puissant ! s’écria-t-elle, j’en fais serment, je n’irai pas avec toi de l’autre côté de l’eau. – Et pourquoi donc, belle amie ? – Je n’ai aucune envie de t’accompagner où tu veux retourner. Là-bas, les gens me haïssent, et je ne vois pas ce que j’y ferais. – Cependant, dit Gauvain, je dois y retourner. »
La jeune femme se mit à rire. « La belle affaire ! dit-elle. Tu te crois appelé à régner sur cette forteresse ? Tu te trompes. Tu as peut-être triomphé des épreuves que l’on t’a imposées là-bas, mais tu n’es pas pour autant celui qu’on attendait. C’est à un autre qu’il appartiendra d’achever l’aventure. – Qu’en sais-tu ? demanda Gauvain. – Je sais bien des choses que tu ne sais pas, répondit Orgueluse. Mais dis-moi : sais-tu qui est la reine aux blanches tresses ? – Non, tout ce que je sais d’elle, c’est qu’elle est très bonne et très belle malgré son âge. – Eh bien, dit la jeune femme, je vais te dire qui elle est : c’est la reine Ygerne, la mère du roi Arthur. – Comment cela ? s’étonna Gauvain. Il y a longtemps que sa mère est morte. – Peut-être, dit Orgueluse, mais c’est ainsi. Et puisque toi, tu es Gauvain, elle est donc la mère de ta mère. Et tu n’as pas même été capable de la reconnaître ! »
Gauvain demeura tout songeur. Il leva la tête et regarda du côté de la forteresse. À toutes les fenêtres, les jeunes filles menaient grand deuil et se lamentaient : « Ah, malheureuses que nous sommes ! s’écriaient-elles. Pourquoi vivons-nous encore quand nous voyons s’éloigner celui qui devait nous sauver et devenir notre seigneur ? La
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