Gauvain
isoler avant que la nuit ne s’achève. » Et tous deux, sans que personne s’en aperçût dans l’assistance, échangèrent promesses et garanties.
Ils reprirent dès lors une conversation semblait-il des plus anodines, mais leurs regards trahissaient l’exaltation qui les troublait. Hunbaut, qui voyait très bien le manège, aurait voulu se trouver ailleurs, tant il redoutait les conséquences de cette rencontre. De temps à autre, il essayait d’attirer l’attention de Gauvain, afin de lui remémorer ses avertissements, mais, peine perdue, Gauvain ne se souvenait plus de rien, sa voisine pas davantage d’ailleurs. Ils avaient si bien tout oublié qu’ils ne pouvaient détacher leur pensée de leur unique préoccupation : se rejoindre sans plus tarder, et dans le plus grand secret.
Le moment vint où les serviteurs retirèrent les nappes et présentèrent l’eau, les bassins d’argent, les serviettes. Chacun d’eux s’appliquait à son office avec des manières irréprochables. Après que l’on eut servi le vin, lequel était clair et parfumé, dans de riches coupes d’or et d’argent, les chevaliers se dispersèrent un moment pour se délasser. Et quand l’heure du coucher fut venue, la fille du seigneur prit congé pour regagner ses appartements. Or, le seigneur la retint, comme elle se retirait, en la prenant par sa blanche main : « Ma fille, dit-il, quel manque d’éducation ! Peux-tu prendre si rapidement congé de l’homme le plus sage et le plus distingué du monde ? Je veux parler de ton voisin, le neveu du roi Arthur, avec qui tu as partagé ton écuelle. Il me paraîtrait séant qu’avant de t’en aller coucher tu lui donnes un baiser. »
La jeune fille ne se fit pas prier, et Gauvain, sans penser à mal, vint lui donner quatre baisers qui ne furent pas refusés. Il ne croyait guère son heure venue. Cependant, le seigneur, furieux, s’écria : « Par tous les saints du Paradis, est-il plus puissant que moi, cet homme qui ne tient nul compte de ce que j’ai dit ? Voilà trois baisers de trop, bien comptés, qu’il vient de donner à ma fille ! Il faut croire que mes paroles ont bien peu de poids ! Mais il va savoir quel est mon pouvoir : qu’on lui crève sur-le-champ les yeux et qu’on le jette au fond d’un cachot ! Trop grave est l’outrage, je ne pourrai jamais l’oublier. Gauvain mérite cent fois son sort, et si le roi Arthur veut venir ici le venger et me mettre à mal, eh bien, qu’il essaie ! Je fais peu de cas de sa puissance, et je saurai lui résister ! »
On allait donc saisir et entraîner Gauvain quand tous les chevaliers présents protestèrent auprès de leur seigneur. « Malheur à toi s’il arrive malheur à ce chevalier ! Tu as déjà commis bien des excès, mais celui-ci dépasse tous les autres. Hunbaut n’est pas venu ici pour monnayer les yeux du neveu du roi ! On le tiendrait pour insensé s’il payait ainsi son écot ! Nous avons tous vu Gauvain donner quatre baisers à ta fille, mais il l’a fait sans malice, et seulement parce que tu avais prié celle-ci de ne pas prendre congé sans recevoir un hommage de lui. Nous réclamons justice, et si tu ne veux pas l’accorder, nous préférons partir. »
Face à leur révolte, le seigneur rentra sa colère. Il se dit qu’après tout ses chevaliers avaient raison et qu’il se montrait trop sévère envers le neveu du roi. Revenant à plus de modération, il se contenta de reprocher à Gauvain d’avoir abusé de sa permission pour extorquer trois baisers de plus à sa fille. « Oui, dit Gauvain, je l’avoue, seigneur, mais je pensais de la sorte mieux rendre hommage à la beauté de ta fille. – Fort bien, dit le père, n’en parlons plus. Mais, la prochaine fois, sois assez sage pour ne pas outrepasser mes ordres. »
Comme l’affaire était réglée, les serviteurs coururent dresser les lits, et chacun se dirigea vers sa chambre. Gauvain maugréait comme un beau diable, en son for intérieur, tant la violence et le manque de courtoisie de son hôte l’avaient choqué. Mais il n’en laissa rien paraître. Il prit congé et gagna la chambre qu’on lui avait assignée, tandis que, pour sa part, Hunbaut faisait de même.
Cependant, la jeune fille se désolait. Elle avait donné son amour sans partage au neveu du roi, et elle entendait être payée de retour. Elle se garda pourtant d’en rien manifester et, au mépris de témoins éventuels, elle vint, durant la
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