George Sand et ses amis
regardaient avec intérêt. Troublée sans doute, elle laissait tomber les plats, posait les assiettes à l'envers, et, pendant la conférence sur l'équilibre européen, elle versa le contenu d'une carafe sur le crâne et dans le cou de Lerminier. La Normande appétissante n'était autre qu'Alfred de Musset que personne n'avait reconnu sous son déguisement. Seule George Sand était dans la confidence. La Cauchoise prit place à table à côté du diplomate, et l'on imagine si la soirée s'acheva gaiement.
Au mois de septembre, les deux amants, lassés du tumulte de Paris et peut-être aussi de la surveillance indiscrète qu'exerçait Paul de Musset, se rendirent à Fontainebleau. Ils y passèrent plusieurs semaines. De ce séjour on retrouve la trace dans l'oeuvre de l'un et l'autre écrivain, dans le Souvenir et la Confession d'un enfant du siècle, de même que dans divers romans, préfaces ou pages détachées de George Sand.
C'est là qu'ils conçurent le projet d'un voyage en Italie qui, deux mois après, se réalisait. On a peine à croire, avec Arvède Barine, que déjà à Fontainebleau Alfred de Musset ait manifesté ces écarts de caractère, ces violences d'humeur dont s'accuse Octave dans la Confession d'un enfant du siècle. Nous n'avons pas le droit d'accueillir à la lettre et d'imputer au poète toutes les défaillances d'un personnage d'imagination qui n'est pas exactement son double. Certes il y a un trait d'éternelle vérité dans les vers fameux :
Ah ! malheur à celui qui laisse la débauche
Planter le premier clou sous sa mamelle gauche !
Le coeur d'un homme vierge est un vase profond ;
Lorsque la première eau qu'on y verse est impure,
La mer y passerait sans laver la souillure,
Car l'abîme est immense et la tache est au fond.
Alfred de Musset était libertin, buveur et fantasque ; mais à Fontainebleau il aimait George Sand avec toute l'ardeur du premier enthousiasme, et ne pouvait manquer de se contraindre. Plus tard il donnera à ses vices, à ses soupçons et à ses violences, libre carrière avec frénésie.
Le voyage en Italie décidé, il s'agissait d'obtenir, d'une part l'assentiment de madame de Musset mère, de l'autre celui de M. Dudevant.
Il ne tenait pas beaucoup de place dans l'existence de George Sand, mais il restait, somme toute, un mari et allait être obligé de s'occuper de la petite Solange, rentrée à Nohant, et de veiller sur Maurice, élève au collège Henri IV, sortant le dimanche chez sa grand'mère Dupin.
Alfred de Musset, dans l'intervalle de ses débauches et des hallucinations qui déjà le hantaient durant l'excursion à Franchard près de Fontainebleau, était d'une humeur joyeuse et même gamine, qui contrastait avec la rêverie sentimentale et lyrique de George Sand. Il atteste cette gaieté naturelle dans la série de dessins, de croquis et de caricatures que possède M. de Spoëlberch de Lovenjoul. On y voit de nombreuses esquisses représentant George Sand, «le nez légèrement busqué, la bouche sensuelle, l'oeil impérieux» ; un Mérimée dédaigneux, avec cette légende : Carvajal renfonçant une expansion ; un Sainte-Beuve sournoisement paterne, orné de cette devise : le bedeau du temple de Gnide canonisant une demoiselle infortunée ; un jeune homme à la chevelure ondée, à la redingote serrée comme autour d'un corset, qui figure Musset dessiné par lui-même, et au-dessous : Don Juan allant emprunter dix sous pour payer son idéale et enfoncer Byron ; enfin un oeil, une bouche, une mèche de cheveux, une verrue où se hérisse un poil, un bonnet grec, le tout symbolisant François Buloz, avec ce commentaire : Fragments de la Revue trouvés dans une caisse vide. Suivent des types humoristiques, comme ceux qui illustreront les Comédies et Proverbes, et qui sont ici dénommés : «Le chevalier Colombat du Roseau vert, l'abbé Potiron de Vent du soir, le baron Prétextat de Clair de lune, le marquis Gérondif de Pimprenelle.»
Tous ces croquis et nombre d'autres sont réunis dans un album qui a appartenu à George Sand. Sur le premier feuillet figure une inscription, sinueuse et désordonnée, ainsi conçue :
«Le public est prié de ne pas se méprendre.
Ceci est l'album de George Sand,
Le réceptacle informe de ses aberrations mentales
Et autres.
Je soussigné, Mussaillon Ier,
Déclare que mon album n'est pas si cochonné que ça.
Celui qui a inscrit son nom
Sur
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