Gilles & Jeanne
déposent devant la crèche du lait, du pain, de la laine – dons modestes et utiles – les rois mages avec la myrrhe, l’encens et l’or offrent à l’Enfant-Dieu des biens d’une valeur très supérieure, mais inutiles et qui relèvent du luxe le plus gratuit.
Et comme Blanchet esquissait un geste de protestation, il se hâta d’ajouter :
— D’ailleurs Jésus n’aura garde d’oublier plus tard la valeur de cette splendeur superflue. Rappelez-vous : dans la maison de Simon-le-lépreux, Marie-Madeleine oint sa tête avec un parfum de très grand prix. Les apôtres se scandalisent de cette prodigalité, mais Jésus les reprend sévèrement. Cet hommage serait-il donc trop coûteux pour le Fils de Dieu ?
Et emporté par l’évidence de cet enseignement, Prélat poursuivait avec feu :
— Ayez de l’or, de l’or et encore de l’or, et tout le reste vous sera donné de surcroît, le génie et le talent, la beauté et la noblesse, la gloire et la volupté, et même, incroyable paradoxe, le désintéressement, la générosité, la charité !
— Eh là, eh là ! protestait Blanchet suffoqué.
— Et puis la science, mon bon père, la science qui ouvre toutes les portes, tous les coffres, tous les coffres-forts…
— Je suis ébloui par tout ce que je vois, mais pourquoi voulez-vous de surcroît m’abasourdir par vos propos extravagants ? La pauvreté n’est pas vice, que diable !
— La pauvreté est la mère de tous les vices.
— Prélat, mon ami, vous blasphémez !
— Si je vous enfermais dans une cage avec un lion, préféreriez-vous qu’il fût repu ou affamé ?
— Il serait plus prudent, je pense, qu’il fût repu, concéda Blanchet.
— Eh bien les hommes sont comme les lions, comme toutes les bêtes, comme tous les êtres vivants. La faim les rend féroces. Et qu’est-ce que la pauvreté, sinon une faim généralisée ?
— Et que faites-vous du sacrifice, du dévouement, de l’abnégation ?
— Je leur accorde la place que méritent ces vertus : infime !
— Infime ?
— Infime, oui. Prenez mille bourgeois gras et bien nourris, tous enclins à la bienveillance à l’égard les uns des autres. Enfermez-les dans une caverne sans nourriture ni boisson. Affamez-les ! Ils vont se métamorphoser. Oh si vous avez de la chance, vous verrez apparaître un saint dont l’esprit s’élèvera au-dessus de l’horrible condition de son corps, et qui se sacrifiera à ses compagnons. Un sur mille, avec de la chance. Quant aux neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres…
— Oui, les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres ?
— Ces braves bourgeois réjouis et bienveillants seront devenus d’épouvantables gredins, capables de tout, vous m’entendez mon père, de tout pour satisfaire leur faim et leur soif !
— À vous entendre, on croirait que vous avez fait l’expérience.
— En temps de guerre, de famine et d’épidémie, croyez-vous donc que ce soit une expérience difficile à faire ?
— Et surtout on dirait que cette vérité affreuse vous réjouit.
— Non, mon père, elle ne me réjouit pas. Mais voyez-vous, nous avons, nous autres Florentins, découvert le remède de ce chancre purulent : l’or. Contre les plaies morales de l’humanité, la panacée, c’est la richesse. L’ange du bien, s’il apparaissait sur terre pour guérir toutes les plaies de l’âme et du corps, savez-vous ce qu’il ferait ? Ce serait un ange alchimiste, et il fabriquerait de l’or !
11
Était-ce parce que la population était incomparablement plus dense en cette province qu’en Bretagne ou en Vendée ? Il semblait à Blanchet qu’il n’avait vu nulle part autant de cimetières, de charniers et de gibets. La Toscane était belle, et opulente la cité de Florence, mais la mort vous guettait derrière chaque arbre, à chaque tournant du chemin. De sa vie, Blanchet n’avait rencontré malades plus repoussants et suppliciés plus savamment mutilés. Fallait-il croire que ce cortège de charognes mortes ou vives devait accompagner nécessairement, comme leur ombre, les merveilleuses inventions jaillies du renouveau toscan ?
Prélat dissertait élégamment sur ce thème.
— Je m’étonne, père Blanchet, qu’une vérité aussi profonde ait attendu la Toscane pour se présenter à votre esprit. Qu’apprend-on aux séminaristes de Saint-Malo ? Oui, la mort est l’envers de la vie, et on ne peut refuser l’une sans refuser l’autre.
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