Gilles & Jeanne
de mauvaise mine barraient la rue et l’apostrophaient dans un dialecte indéchiffrable. Blanchet voulut comprendre qu’on lui reprochait véhémentement de s’être introduit dans ces lieux. Il commença à s’excuser dans sa langue, mais les trois larrons l’entouraient, et le serrant de près, commencèrent à le fouiller. Blanchet ne savait à quel saint se vouer. S’il appelait à l’aide, ses voleurs ne feraient-ils pas le nécessaire pour le réduire au silence ? Il demeurait donc figé de peur, quand un ordre retentit, et les six mains crasseuses et crochues qui le dépouillaient s’envolèrent comme une nuée de pies. Un inconnu fort élégamment mis, accompagné de deux valets armés, se tenait debout, jambes écartées et bras croisés à l’entrée de l’impasse. Il y eut encore quelques phrases en bas toscan, et les tire-laine qui harcelaient Blanchet disparurent dans la nuit. L’inconnu s’approcha.
— Merci, mon seigneur, balbutia Blanchet, vous m’avez sauvé la vie. Je suis l’abbé Eustache Blanchet.
— Vous êtes français, constata l’inconnu. Je m’appelle Francesco Prelati. Vous m’appellerez François Prélat pour vous servir. Les voyous qui vous importunaient ne sont que de très minces gredins. Trop petits pour tuer. Ils n’en avaient qu’à votre argent. À moins que votre costume leur ait fait espérer des reliques. Il n’y a pas amateur de reliques comme cette menue racaille. Avez-vous soupé ? enchaîna-t-il sans transition. Sinon, je vous invite cordialement sur la bourse que j’ai eu la bonne fortune de vous conserver.
Et sans attendre de réponse, il entraîna Blanchet, encore éberlué par tout ce qui lui arrivait. Comme il parlait sans discontinuer, l’abbé en sut rapidement assez long sur lui. Il avait vingt ans et était originaire de Monte Catini dans le diocèse de Lucques. Clerc, il avait reçu la tonsure de l’évêque d’Arezzo, et, à Florence, étudiait la poésie, la géomancie et l’alchimie. Il appartenait pour l’heure à la maison de l’évêque de Mondovi, connaissait Florence comme sa poche, et avait l’art et la manière d’apprivoiser la faune peu recommandable qui hante ses bas quartiers. L’abbé venait d’en faire l’expérience. Quelques minutes plus tard, ils dégustaient ensemble dans une trattoria un fin souper sur le pécule rescapé de Blanchet, comme en avait décidé sans cérémonie le jeune clerc. Lorsqu’il eut payé, il caressa amoureusement la bourse du père, et dit avec un grand rire :
— Ne la risquez plus à la légère dans les impasses de la ville. Voyez comme nous en avons besoin !
D’où Blanchet en conclut qu’il n’avait pas un liard, et il s’étonna en lui-même qu’un jeune homme si bien mis et suivi de deux valets parût aussi démuni.
Ils se quittèrent pour se retrouver dès le lendemain. Les jours suivants les revirent ensemble. Prélat s’était fait le guide et le protecteur du naïf Français, lequel tomba peu à peu complètement entre ses mains. Prélat lui révélait les splendeurs et les mystères de cette ville qui n’était alors qu’un vaste chantier de palais et d’églises en construction où se croisaient des architectes, des peintres et des sculpteurs.
L’ère des Médicis venait de s’ouvrir avec le retour triomphal de Côme, exilé à Venise. Or qu’étaient les Médicis ? Avant tout des hommes d’argent, des banquiers, experts en trafics divers, prêts à intérêt et lettres de change. Sous leur impulsion la Toscane devait connaître une ère de prospérité sans précédent. Blanchet eut même le bonheur d’assister à des cérémonies dont la splendeur éblouit toute l’Europe. Le 6 juillet se réunit sous la présidence de Côme un concile œcuménique auquel participèrent le pape Eugène IV, l’empereur romain d’Orient, Jean VIII Paléologue, et Joseph, patriarche de Constantinople. Ces trois princes spirituels et temporels, chargés d’or, d’encens et de myrrhe, formèrent dans les rues de la ville jusqu’au Dôme un cortège d’un éclat incomparable qui évoqua dans l’esprit du peuple la cavalcade des rois mages se rendant à Bethléem. C’est de là que date la vénération particulière de Florence pour les rois mages, illustrée par les œuvres de Benozzo Gozzoli et Fra Angelico.
— Or que signifie l’épisode des rois mages dans l’évangile de Matthieu ? commentait Prélat. Notez qu’à l’opposé des bergers qui
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