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Gilles & Jeanne

Gilles & Jeanne

Titel: Gilles & Jeanne Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Tournier
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Voyez-vous, les philosophes, les savants, les artistes de l’Antiquité avaient la grave faiblesse de se détourner de la mort. Ils ne voulaient connaître que la vie. Les statues grecques sont irréprochables du point de vue anatomique. Il ne leur manque pas un muscle et chaque os est à sa place. Mais les sculpteurs grecs ne connaissaient que l’observation du corps vivant. Jamais on n’a ouvert un cadavre ni à Athènes ni à Rome pour voir ce qu’il y a dedans, comment il est fait, comment ça marche.
    — Les Grecs sculptaient des dieux, des déesses, des héros et des monstres mythologiques, fit observer Blanchet.
    — Justement ! Éternels, les dieux ne sont pas vivants. Ils ne possèdent pas cette moitié d’ombre, la promesse de sa mort, qui accompagne tout homme dès sa naissance, et qui lui donne son épaisseur. Mais vous, chrétiens ? Jésus est mort en croix. Son corps a été mis au tombeau. D’innombrables saints ont péri martyrisés. Pourquoi cette peur superstitieuse devant le cadavre humain, alors qu’il se trouve au centre même de votre culte ?
    — Jésus est ressuscité le troisième jour. Les saints martyrs sont élus à la vie éternelle. Qu’attendez-vous donc de ces cadavres sur lesquels vous vous penchez avec tant de passion ? demanda Blanchet.
    — Qu’ils nous livrent leur secret, le secret de la vie. Nos chirurgiens osent maintenant ouvrir les ventres et fouiller les entrailles. Les charniers, les salles de torture et les gibets trouvent enfin leur raison d’être. Il faut plonger, père Blanchet, il faut avoir le courage de plonger dans les ténèbres pour en rapporter la lumière.
    Blanchet frissonna et détourna la tête.
    — Vous me faites peur. Votre audace a quelque chose de diabolique.
    Le mot n’était apparemment pas pour déplaire à Prélat.
    — Diabolique ? Pourquoi pas ? Le Diable pourrait bien avoir lui aussi sa raison d’être. Vous me rappelez justement que Jésus est ressuscité. Mais moi je vous rappelle qu’il est d’abord descendu aux enfers et qu’il a séjourné trois jours parmi les morts.
    — L’homme ne mesure pas son destin à celui du Christ ! s’écria Blanchet.
    — Et Jeanne ? Que faites-vous de Jeanne ?
    — Elle est morte sur un bûcher.
    — Peut-être afin de reparaître parmi nous transfigurée quand le jour sera venu, murmura mystérieusement Prélat.
     
    Il y avait foule dans la cour du palais Médicis quand Prélat et Blanchet y entrèrent à leur tour. C’est qu’on venait d’y placer la dernière œuvre de Donatello, le sculpteur le plus célèbre de ce temps, et les amateurs d’art, les élèves des académies et une quantité de simples curieux entouraient et commentaient la statue fraîchement démoulée. Il s’agissait d’un David en bronze, le David enfant dont la fragilité et la faiblesse viennent miraculeusement de vaincre le géant philistin Goliath. Prélat avait fait lentement le tour de la statue et regardait maintenant Blanchet qui gonflait ses joues en haussant les épaules.
    — C’est donc cela, l’art moderne ? grognait-il. Non, vraiment, je ne vois pas ce qui… ce que… non vraiment…
    — Vous ne voyez pas cette grâce un peu précieuse ? lui demanda Prélat avec une intensité où se mêlaient l’admiration pour l’œuvre d’art et l’irritation envers le béotien. Vous ne voyez pas cette attitude délicieusement maniérée, provocante, ce déhanchement que justifie le pied gauche posé sur l’énorme tête coupée de Goliath ? Et ces deux bras grêles, comme les anses fragiles d’un vase, la main droite tenant l’épée, la gauche une pierre ? Et cet accoutrement étrange, ce casque couronné de laurier et ces jambières montant jusqu’aux genoux, le reste du corps exposé nu ? Mais l’art moderne est ailleurs, voyez-vous. Il est dans la présence presque exorbitante de la réalité anatomique de ce corps. L’enfant a les yeux baissés. Il n’est pas sûr qu’il regarde son propre nombril. Du moins son visage ombragé par le bord du casque contribue-t-il à rabattre l’attention des spectateurs vers son nombril. Ce qui est privilégié jusqu’à l’exhibition dans cette statue, c’est la poitrine aux pectoraux enfantins mais bien dessinés, l’échancrure arrondie du thorax, le petit ventre bombé, projeté en avant, le sexe puéril logé dans la tendresse des cuisses. Oui, il y a comme une ostentation souriante de tout ce corps sensuel et gai. Jamais

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