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Gilles & Jeanne

Gilles & Jeanne

Titel: Gilles & Jeanne Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Tournier
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encore la chair n’avait été présente à ce point dans le bronze.
    — C’est extraordinaire, murmura Blanchet. Vous parlez de cette œuvre à la fois en amoureux et en professeur d’anatomie. On se demande alors où est l’amateur d’art.
    — Mais c’est exactement le chiffre de l’art nouveau, mon bon père ! s’écria Prélat en l’entraînant hors de la cour du palais Médicis. Oui, nous avons aboli la distance qu’exige nécessairement la contemplation artistique. Que reste-t-il dès lors ? Il reste : amour plus anatomie. Nous autres Toscans, nous ne sommes plus ni peintres ni sculpteurs. Nous sommes des amoureux, des amants… pour qui le squelette existe. Et pas seulement le squelette : les muscles, les viscères, les entrailles, les glandes.
    Et tourné vers Blanchet, il lui cria au visage avec un rire effrayant :
    — Et le sang, mon bon père, le sang !

12
 
    Mais tandis que Prélat expliquait l’Italie renaissante à Blanchet, celui-ci évoquait les sombres et pluvieuses forêts de Vendée et l’humeur ténébreuse aux sautes brutales et imprévisibles de son maître Gilles de Rais.
    — Les heures les plus exaltantes de sa vie, il les a connues aux côtés de Jeanne la Pucelle, racontait-il. Un an, ils ont chevauché et combattu botte à botte. Ce sont eux qui ont libéré Orléans, écrasé les Anglais à Patay, et fait sacrer le roi Charles à Reims. Et puis le malheur a frappé. Jeanne blessée devant Paris. Jeanne prisonnière devant le pont-levis relevé de Compiègne. Jeanne condamnée par l’Église. Jeanne brûlée vive comme sorcière. Depuis, Gilles de Rais se livre avec une frénésie effrayante à tous les excès. Il s’entoure d’un faste extravagant. Il mange comme un loup. Il boit comme un âne. Il se souille comme un cochon, ajouta-t-il d’une voix basse, presque imperceptible. Je voudrais l’arracher à cette bauge de désespoir où il se vautre, la tête contre un mur. Je cherche… Je cherche quelqu’un qui lui redonnerait le sens… Comment dire ? Le sens vertical… la dimension transcendante qu’il a perdue en perdant Jeanne.
    Prélat l’écoutait avec une attention passionnée en supputant le rôle qu’il pourrait peut-être jouer dans ce destin.
    — Vous dites que tout le mal a commencé pour lui quand il a perdu Jeanne la Pucelle ? demanda-t-il.
    — Oui, mais en vérité, il l’a perdue deux fois. À Compiègne le 23 mai quand elle a été faite prisonnière. Et à Rouen, un an plus tard, le 31 mai, sur le bûcher des sorcières. Ah cette folle expédition à Rouen ! J’ai tout fait pour l’en détourner. Il n’avait pas une chance, non pas une seule de libérer Jeanne. Quand il est revenu, il n’était pas vaincu. C’était pire. C’est à peine si je l’ai reconnu. On aurait dit que toute l’horreur du supplice de Jeanne s’était imprimée sur son visage. Il n’avait plus figure humaine.
    Prélat dissimulait sous un masque de désinvolture la joie et la curiosité féroces que le récit de Blanchet lui inspirait.
    — Plus figure humaine, dites-vous ? Comme c’est intéressant ! Figure… figure comment alors ?
    — Je vous l’ai dit : figure bestiale. Quelque chose de farouche et de sauvage sur les traits, un masque de loup-garou. Et avec cela, on pouvait prétendre en même temps qu’il n’avait pas changé, qu’il avait conservé son ancien visage.
    — Expliquez-vous.
    — Sa chair n’avait pas changé. Il ne portait aucune trace de blessure ni de mutilation. On ne pouvait même pas prétendre qu’il eût vieilli. Non, c’était son âme. Ce qui le défigurait, c’était le reflet de son âme sur ses traits. Un visage endeuillé.
    — C’est la mort de Jeanne qui l’a désespéré ?
    — Désespéré ? Oui, sans doute. Désespéré, mais pas attristé. C’est peut-être ce qu’il y a de pire. Gilles n’espère plus rien. C’est ce que je vous disais : plus d’issue, plus d’horizon, plus d’idéal dans sa vie. Mais ne croyez pas qu’il gémisse et qu’il pleure ! Je voudrais bien qu’il gémisse ! Je voudrais bien qu’il pleure ! Hélas non, il rit, il rugit comme un fauve. Il se rue en avant, poussé par ses passions, comme un taureau furieux. C’est qu’il est fort, voyez-vous. Il est fort… Sa force. Il faudrait trouver un emploi à sa force, l’orienter, la relever, l’exalter ! François Prélat, pouvez-vous faire cela ?
    Il se tournait ardemment vers son compagnon qui

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