Gilles & Jeanne
ne répondait alors que par un sourire énigmatique.
En vérité le pauvre Blanchet se débattait dans un réseau de contradictions qui le mettaient au supplice. À tout instant le spectacle de cette civilisation novatrice mais suspecte l’enchantait et l’effrayait, comme les propos de Prélat imposaient à son esprit des évidences inacceptables, découlant de raisonnements spécieux mais inattaquables. Il n’était pas jusqu’à des innovations purement artistiques – comme la perspective dans le dessin et la peinture – qui le remplissaient de surprise et d’angoisse. Il lui semblait que l’image plate, édifiante, sage de sa pieuse enfance se gonflait soudain d’une force magique, se creusait, se tordait, se précipitait hors de ses limites, comme possédée par un esprit malin. Debout devant des fresques ou penché sur des gravures, il croyait voir se creuser sous ses yeux une profondeur vertigineuse qui l’aspirait, un abîme imaginaire où il avait l’affreuse tentation de plonger, la tête la première. Prélat au contraire nageait comme un poisson dans l’élément nouveau sécrété par l’art, la science et la philosophie modernes.
— Crever la surface des choses pour y voir des fantômes s’agiter, disait-il. Devenir soi-même l’un de ces fantômes… Par la perspective, le dessin fuit vers l’horizon lointain, mais il s’avance aussi et emprisonne le spectateur. Vous comprenez maintenant, mon bon père ? La porte s’ouvre sur l’infini, mais vous vous trouvez définitivement compromis. C’est ça la perspective !
Blanchet protestait.
— Prélat, vous me faites peur ! On dirait que vous éprouvez un malin plaisir à m’épouvanter. Et je me demande si je n’assume pas une terrible responsabilité en vous ramenant à Tiffauges…
Mais il revenait inlassablement sur le malheur de son maître et la nécessité d’y remédier. Et aussitôt il ne voyait plus de ressource qu’en Prélat.
— Depuis le supplice de Jeanne, racontait-il, le maréchal paraît possédé par son fantôme. Je l’ai entendu la nuit errer dans les fossés du château en clamant son nom. Il cherche son visage sur tous les êtres jeunes qu’il rencontre. Cette quête hagarde a atteint son paroxysme à Orléans, le 8 mai 1435. Six ans plus tôt, la ville avait été délivrée des Anglais par Jeanne. Une grande fête voulue, organisée et défrayée par Gilles devait commémorer cet événement. Il fait écrire un Mystère du siège d’Orléans de vingt mille vers qui sera joué dans des décors sublimes par cinq cents acteurs. Le roi Charles et toute la cour s’étaient déplacés pour ce spectacle. Gilles engloutit plus de cent mille écus d’or dans cette fête. Or ne croyez pas que cette folle entreprise fût justifiée par le goût du faste et le besoin d’ostentation ! Ceux qui en jugèrent ainsi connaissaient bien mal Gilles. Non, ce n’était pas cela, c’était… bien pire.
Blanchet se tut un moment et, les yeux plissés, sembla scruter le souvenir du « Mystère » pour en trouver la clé.
— Oui, c’était pire, reprit-il, parce que c’était l’œuvre d’un esprit rendu malade par sa passion. Écoutez bien ceci, dit-il en prenant Prélat par le bras et en le fixant intensément. Cette fête énorme et ruineuse, ce n’était rien d’autre dans l’esprit de Gilles qu’un leurre . Un leurre au sens où les chasseurs l’entendent. Un somptueux sacrifice pour obliger – oui je dis bien obliger – l’âme errante de Jeanne à venir se réincarner dans le comédien chargé de jouer son rôle.
— Le comédien ? s’étonna Prélat. Vous voulez dire sans doute la comédienne ?
— Non, je dis bien : le comédien. Car c’était toujours à des adolescents que s’adressait Gilles. Oh, d’ailleurs, Jeanne ressemblait tellement à un garçon qu’on aurait certainement eu moins de chances d’approcher son personnage en convoquant des filles. Donc il recrutait des garçons. Ils se pressaient par centaines, attirés par l’énorme récompense promise à celui qui serait choisi. Chaque matin la même comédie affreuse se répétait. Gilles survenait au comble de l’exaltation. Sans doute s’était-il persuadé au cours de la nuit que le miracle était pour ce jour-là. Il parcourait comme un fou la bande d’adolescents souvent hirsutes et faméliques, parfois gracieux et raffinés, qui attendaient. Quand un candidat était par trop éloigné de l’idéal
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