Gisors et l'énigme des Templiers
règle,
d’autant plus que l’ambiguïté qui caractérise sa fondation prédisposait à de
multiples interprétations pour ne pas dire de multiples déviances.
La description des Templiers des origines, c’est encore dans
les textes de Bernard de Clairvaux que nous la trouvons. Le portrait qu’il en
trace est assez saisissant, et il montre clairement la volonté farouche
d’Hugues de Payns et de ses compagnons de servir corps
et âmes la cause à laquelle ils se sont attachés. « Ils pratiquent
l’obéissance dans la discipline. La nourriture et le vêtement leur sont fournis
par leurs chefs ; ils se bornent du reste au strict nécessaire, et mènent
en commun une vie modeste et frugale, sans femmes et sans enfants. Selon le
conseil évangélique, ils habitent tous sous le même toit, ne possèdent rien en
propre, et cultivent l’unité dans le lien de la paix. Ils semblent n’avoir
qu’une âme et qu’un cœur tant ils savent renoncer à leur volonté propre et
rester aveuglément soumis à leur chef. On ne les voit jamais oisifs ; mais
dans les rares moments où ils ne sont pas en campagne, ils gagnent leur vie en
réparant eux-mêmes leurs armes et leurs vêtements, ou se livrent, selon les
ordres du supérieur, à toutes les occupations serviles qu’exige la communauté.
Ils ne font pas acception des personnes ; c’est le mérite, et non la
noblesse, qui fixe le rang de chacun parmi eux. Pleins de déférence les uns à
l’égard des autres, ils s’aident mutuellement à porter leur fardeau et à
accomplir la loi du Christ. Toute parole arrogante ou frivole, tout rire
immodéré, tout bruit, tout murmure entraîne une punition. Ils ont le jeu et la
chasse en horreur ; les jongleurs, les trouvères et leurs chansons
bouffonnes, les théâtres dont ils comprennent la vanité et la folie, sont
l’objet de leur plus grand mépris. Ils coupent leurs cheveux, sachant que,
selon l’Apôtre, il est honteux qu’un homme soigne sa chevelure. Ils ne se
peignent jamais, se lavent rarement, et préfèrent paraître les cheveux en
désordre, le visage souillé de poussière, le teint brûlé et noir comme leur
armure [36] . »
On peut se demander si saint Bernard a eu l’occasion de voir
les Templiers dans cet état, mais il ne fait guère de doute que ce portrait
correspond à la réalité, même si celle-ci heurte quelque peu notre sensibilité d’hommes
du XX e siècle. Ce comportement prouve au moins un
renoncement au monde, une volonté d’austérité, un mépris de tout ce qui est
superflu. Mais cela remonte au temps d’Hugues de Payns. Or, celui-ci mourut en
1136, et ce fut Robert de Craon qui lui succéda en tant que grand-maître de
l’Ordre. C’est alors que tout semble avoir changé. Robert de Craon, piètre
combattant, était un remarquable administrateur, et sa gestion transforma
radicalement le Temple. À la rudesse primitive succéda une sorte de recherche
de la beauté sous toutes ses formes, ce qui correspondait d’ailleurs à une
certaine évolution des mœurs aristocratiques : c’est le début de l’époque
qu’on appelle « courtoise ». Le chevalier type va devenir Lancelot du
Lac grâce à la diffusion des légendes arthuriennes. Certes, Lancelot est un
modèle de bravoure et de ténacité qui n’hésite jamais à accomplir son devoir,
mais c’est aussi un homme « courtois » et « bien appris »,
cultivé, sachant se comporter honorablement en société. Ainsi les chevaliers du
Temple s’intègrent-ils davantage à la société de leur temps. Ils en deviennent
les pivots obligatoires, et l’humilité originelle d’Hugues de Payns fait place
à une sorte d’orgueil : n’appartient pas au Temple qui veut, et par
conséquent, être Templier suppose une valeur propre, une valeur
« aristocratique » au sens étymologique du terme. Bien sûr, du temps
d’Hugues de Payns, nul ne pouvait être chevalier du Temple s’il n’était pas
fils de seigneur, donc de noble filiation, mais il s’agissait au fond d’une
renonciation volontaire à cet état de noblesse, par mortification ou par sens
d’un devoir vis-à-vis de tous les membres de la société chrétienne sans
exception. Désormais, c’est en devenant chevalier qu’on acquiert une certaine
noblesse. Il y a nettement déviance par rapport à l’état d’esprit qui avait
présidé à la fondation de l’Ordre, et c’est en poursuivant dans cette direction
que les Templiers, un siècle et demi
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