Gisors et l'énigme des Templiers
1144, il agonise pendant plusieurs jours et meurt sans
absolution. Il est donc maudit, et ne peut être enterré en terre chrétienne.
Mais, selon la chronique de l’abbaye de Walden, qu’il a fondée et dont les
moines lui sont restés fidèles, des chevaliers du Temple surgissent alors,
couvrent le cadavre de la Croix Rouge (ce qui est une invention, puisque
celle-ci n’a été attribuée aux Templiers qu’après 1148), et, se retranchant
derrière leurs privilèges, ils transportent le corps à Londres. Là, ils le
placent dans un cercueil qu’ils pendent à un arbre du jardin de leur maison du
Vieux-Temple, afin que la terre chrétienne ne soit pas souillée. Vingt ans plus
tard, les moines de Walden, ayant obtenu un pardon posthume pour leur
fondateur, reçoivent l’autorisation de l’enterrer. Mais ils s’aperçoivent alors
que les Templiers l’ont déjà inhumé dans leur nouveau cimetière de New-Temple.
Étrange histoire… Les détails ont été forgés pour les
besoins de la cause par les moines de Walden, mais l’ensemble présente un lien
évident entre Geoffroy de Mandeville et les Templiers. Et pourquoi cet intérêt
des Templiers pour un chevalier criminel et particulièrement odieux ? Les
chevaliers du Temple avaient-ils donc l’habitude de fréquenter de tels
personnages, et cela au mépris de l’article 57 de la règle latine qui
interdit de fréquenter les excommuniés [37] ?
En bonne logique, les Templiers n’eussent guère pu recruter
s’ils ne s’étaient pas adressés aux excommuniés. On a beau épiloguer sans fin
sur la haute mission spirituelle des Templiers, sur leur doctrine secrète et
leurs croyances hérétiques ou dites telles, on bute toujours sur une même évidence : un ordre de moines-soldats a davantage besoin de soudards que
de métaphysiciens . Les mystiques et les contemplatifs pouvaient aller
ailleurs, chez les Cisterciens, les Clunisiens ou les Bénédictins, ils avaient
le choix. Au Temple, c’était forcément les durs qui se
retrouvaient. Non pas que leur foi chrétienne puisse être mise en doute, mais
simplement parce que c’était une porte de sortie honorable pour des bretteurs
en tous genres. Ils savaient que dans l’Ordre du Temple, on avait besoin
d’hommes solides et belliqueux. Et pour ceux qui se sentaient complètement
exclus de la société chrétienne, qui ne savaient plus quoi faire pour survivre,
la tentation n’était-elle pas grande de se faire admettre au Temple ?
C’est alors qu’on peut parler de « Légion étrangère ». Il y a
réellement de cela. Ces hommes trouvaient là le moyen d’assurer leur vie
matérielle et leur salut dans l’Autre Monde, ce n’était pas négligeable. Les
Templiers faisaient vœu de pauvreté, certes, mais l’Ordre était riche, et il ne
laissait pas ses membres mourir de faim. Moyennant l’obéissance à la Règle et
un travail en rapport avec ses capacités, un chevalier sans sou ni maille – il
y en avait beaucoup au XII e siècle ! – avait
la possibilité de « faire une fin », de s’assurer, en entrant au
Temple, bon souper, bon gîte, et le Paradis à la fin de ses jours. Cette
constatation est peut-être d’un cynisme qui révoltera les inconditionnels du
Temple, mais elle correspond à la réalité que nous rapportent divers
témoignages de l’époque.
Est-ce à dire que tous les Templiers étaient des brutes
épaisses ? Certainement pas. Il y avait de tout, chez eux. En tout cas, le
fait que la règle du Temple ait été, dès 1139, traduite, ou plutôt adaptée, en
français, prouve que très nombreux étaient les illettrés parmi les Templiers.
Ne nous méprenons pas cependant quant à la signification du terme
« illettré » dans les textes du Moyen Âge : il signifie
seulement qu’on ne connaît pas le latin. Mais cela ne veut pas dire pour autant
qu’on sache lire le français (ou une quelconque langue véhiculaire ou
vernaculaire), ni qu’on possède un acquis culturel, et encore moins une
formation théologique. En principe, un Templier n’avait nul besoin de culture
ou de théologie. Il lui suffisait de croire et d’obéir. Et il est bien certain
que le fait d’être illettré, c’est-à-dire de ne point connaître le latin,
surtout aux XII e et XIII e siècles,
c’était demeurer à l’écart de la véritable culture et en dehors de toute
véritable connaissance des textes religieux fondamentaux, ceux-ci n’étant pas
traduits. Le latin
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