Gondoles de verre
vraisemblance, se dit-il, les relations entretenues par les deux familles se limitaient à un petit signe de la tête – à moins tout bonnement qu’elles ne s’ignorent avec superbe.
Les fenêtres du salon dans lequel un serviteur en livrée les avait introduits après de longues négociations donnaient certes sur le Grand Canal, mais des rideaux en velours vert bloquaient la lumière du jour, plongeant la pièce dans une pénombre malsaine et blafarde.
Son Excellence se reposait sur un divan démodé à côté duquel se trouvait une petite table recouverte d’une coupe, d’une bouteille de champagne et d’une assiette de canapés au poisson. Dès qu’il l’aperçut, Tron comprit pourquoi le grand-prince avait hésité à les recevoir. Un linge recouvrait son front et son œil gauche. Il tenait dans la main droite une fourchette et dans la gauche la carte de visite du commissaire. De toute évidence, il luttait contre une terrible gueule de bois ; une intense odeur de cognac, de café et de poisson emplissait le salon.
Tron l’estimait âgé tout au plus d’une cinquantaine d’années. Son visage mince et rasé de près lui donnait un air étonnamment distingué. À cela s’ajoutait le fait que son uniforme bleu aux épaulettes dorées ne produisait en rien une impression de rigidité. Les trois boutons supérieurs de sa veste étaient ouverts et son pantalon restait invisible car il avait les jambes recouvertes d’un plaid.
— Je ne vous aurais pas reçu, commissaire, entama Troubetzkoï d’une voix de malade, si mon domestique ne m’avait pas dit qu’il s’agissait d’une affaire urgente.
Le grand-prince posa sa fourchette et souleva le linge pour attraper la bouteille et la coupe. Il étanchait manifestement son reste de soif avec du champagne. Après en avoir bu une bonne rasade, il s’allongea de nouveau, reposa le linge dans la position initiale et soupira tout bas.
— Il s’agit de M. Kostolany, expliqua Tron.
Il avait pris place sur une chaise à l’extrémité du divan et se demandait pourquoi le consul l’avait même reçu. Par curiosité ? Ou parce qu’il était bel et bien mêlé à cette affaire et craignait d’éveiller les soupçons s’il refusait de parler à la police vénitienne ?
— Votre Excellence s’est-elle rendue au palais da Lezze jeudi soir ?
Le grand-prince fronça les sourcils – du moins Tron en eut-il l’impression car le linge glissa un peu vers le bas.
— C’était avant-hier, n’est-ce pas ?
— M. Kostolany avait inscrit le nom de Son Excellence dans son agenda, précisa le commissaire.
Troubetzkoï releva la tête, se tourna vers la droite et planta sa fourchette dans un canapé au poisson.
— Il nous restait une question à régler, confirma-t-il la bouche pleine. Je l’aidais régulièrement à expédier des œuvres d’art à Saint-Pétersbourg.
Il se rinça la bouche avec une gorgée de champagne et fixa le commissaire de son œil droit.
— Il lui est arrivé quelque chose ?
Tron répondit tout de go :
— Il est mort.
Le grand-prince demeura figé un instant. Puis il reprit sa coupe et la tourna de telle sorte qu’une petite vague se forma à la surface du champagne. Après l’avoir vidée d’un trait, il demanda avec un calme que Tron jugea feint :
— De quoi est-il mort ?
— On l’a étranglé, répondit le commissaire. J’ai besoin de savoir à quelle heure Son Excellence est arrivée au palais da Lezze.
Troubetzkoï se gratta la tête.
— Je ne sais même pas quelle heure il est à présent, commissaire ! Je suis incapable de vous dire à quel moment je me suis rendu là-bas.
Il tendit le bras vers la bouteille, se servit une nouvelle coupe et adressa un regard méfiant au policier.
— À vous entendre, on a l’impression que j’ai quelque chose à voir avec ce crime.
— Un témoin, dit Tron, nous a parlé d’un sérieux différend entre Kostolany et vous.
Le grand-prince tourna la tête d’un geste brusque et fixa son hôte de son œil découvert.
— Qui a prétendu une chose pareille ?
— Il s’agissait, paraît-il, du prix des œuvres vendues à la cour de Russie, continua Tron sans se démonter. De commissions excessives, encaissées aux dépens du tsar. Kostolany aurait même déjà annoncé à l’ambassadeur de Russie à Vienne l’arrivée d’un dossier relatif à ce sujet.
Le commissaire s’attendait à une réaction de courroux, mais Troubetzkoï semblait s’être calmé. Le
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