Grand-père
ai-je pour pouvoir prétendre à un avenir ? Comment
aspirer à une place au soleil quand on a toujours vécu à l’ombre du malaise ?
Pablito, lui aussi, a compris que rien ne lui serait donné. Fataliste,
il subit la défaite. Peut-on parler de défaite quand on ne lutte plus ? Qu’on
ne veut plus lutter ?
Pourtant, longtemps, il a rêvé d’écrire. Écrire pour essayer
de communiquer. Écrire pour écrire. Partir en Afrique pour raconter les animaux,
sur un glacier pour être témoin de la fonte des neiges, s’isoler pour consigner
ce qui le touche et le fascine.
On ne vit pas avec ces choses-là.
Alors, pour vivre, nous devons nous battre et nous débattre.
Pas Pablito qui a baissé les bras, mais moi qui suis encore en vie. Avec mon
expérience de monitrice dans les centres aérés, je trouve une place à l’hospice
de Vallauris, secteur des handicapés profonds. Mon travail consiste à m’occuper
d’un groupe d’enfants autistes, psychotiques, schizophrènes et débiles profonds.
Je dois les lever, les laver, les habiller, leur donner à manger, les occuper, travailler
avec une psychologue qui vient deux fois par semaine. C’est la cour des
miracles. Certains mangent leurs phalanges, d’autres hurlent toute la journée, d’autres
restent prostrés, d’autres tournent inlassablement dans une pièce qui leur est
consacrée. Les plus agressifs doivent dormir attachés. Je reçois des horions, des
plats de pâtes au visage. Je ne les gronde pas, refuse de faire comme certaines
femmes de salle qui les attachent pour les faire manger. Je lave les mains de
ceux qui mangent leurs excréments, leur fais se brosser les dents, leur caresse
la tête.
Ces odeurs d’excréments ont collé à ma peau, adhéré à mon
âme de nombreuses années. Odeur de la misère, du malheur, de la malédiction.
De l’infirmière à la femme de chambre, de la cuisinière aux
aides-soignantes, toutes ont appris que j’étais la petite-fille de Picasso.
« Elle nous nargue. Que vient-elle faire ici ? »
Les plus perfides m’imposent des tâches avilissantes. Les
syndicalistes veulent que j’épouse leur programme.
— Avec ton nom, on aura plus de poids.
Après une analyse, les voies que l’on a choisies cessent d’être
impénétrables.
Ce n’est pas par hasard si j’ai fait ce travail. Ce n’est
pas par hasard si l’on part au Viêt-nam aider des enfants en détresse.
Si je suis entrée à l’hospice de Vallauris, c’était pour me
sentir moins seule. J’avais inconsciemment besoin de me confondre au malheur de
ces enfants handicapés pour mieux vivre le mien. Je mettais ma vie à la bonne
mesure.
Ce ne sont pas eux qui se collaient à moi. C’est moi qui me
collais à eux.
La mairie communiste de Vallauris – elle doit bien ça
au camarade Picasso – a trouvé un travail pour Pablito : bibliothécaire
au Centre héliomarin, un centre de traumatologie qui reçoit les accidentés de
la route, les amputés soumis à une rééducation, les hémi et les tétraplégiques.
Pablito semble satisfait. Les livres sont sa passion.
Hélas, la place qu’on lui a promise n’est pas libre. En
attendant, le chef du personnel lui offre un emploi de garçon de salle. Son
travail : vider les pots de chambre, laver les bassins, balayer le sol, changer
les draps souillés des malades…
Pablito accepte. Il y a si longtemps qu’il doit tout
accepter.
Surtout l’inacceptable.
Ma mère m’a inspectée des pieds à la tête.
— Tu pourrais être un peu plus coquette, m’a-t-elle dit.
Quand on a une telle mine, on doit se maquiller. Et tes cheveux. Tu as vu tes
cheveux ? Et ta robe. Tu es fagotée comme une traîne-savates.
L’air dégoûté, elle a ajouté :
— Il est vrai que tu ne peux pas t’habiller comme moi. Tu
n’as pas ma poitrine. Ni mes jambes non plus. Décidément, la vie ne t’a pas
gâtée.
Je n’ai pas répondu. J’étais trop fatiguée.
Pablito dormait déjà quand je suis allée le rejoindre dans
notre chambre. Un recueil de Rimbaud était posé sur sa poitrine. Un signet en
marquait une page. J’ai ouvert le recueil et lu ces vers qu’il avait soulignés
d’un coup de crayon rapide :
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur la poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit…
Dans son sommeil, Pablito souriait.
Les jours se suivent et se ressemblent. La sonnerie du
réveil, la
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