Hasdrubal, les bûchers de Mégara
surpassait Rome en bien des domaines. C’était
là encore à ses yeux un exemple de la fameuse « perfidie punique »
dont les siens avaient tant eu à souffrir dans le passé. Il comprit que, si on
laissait Carthage exploiter son arrière-pays, elle acquerrait bientôt une
position de quasi-monopole dans le commerce des grains, de l’huile et du vin,
menaçant de la sorte la production des paysans romains. Quant au luxe des
propriétés des aristocrates carthaginois, il le choqua. Il redoutait en effet
que les négociants romains se rendant de l’autre côté de la grande mer ne
soient impressionnés par cette prospérité et ne finissent par vouloir adopter
notre mode de vie, contrastant avec l’austérité des mœurs de sa cité. Tous mes
efforts se révélèrent vains. À l’issue de sa visite, il était plus que jamais
convaincu de la nécessité de détruire Carthage.
Avant son
départ, il ne souffla mot de ses réflexions et les paroles aimables qu’il eut
pour Hannon le Rab et moi-même nous réconfortèrent. Nous étions persuadés
d’avoir eu gain de cause. Quelle ne fut donc pas notre déception quand nous
apprîmes par l’un de nos espions la teneur du rapport qu’il avait rédigé pour
ses pairs :
« Carthage
vit en paix et ne cherche pas la guerre. Elle n’en a pas les moyens comme j’ai
pu le constater. Elle n’en est que plus dangereuse. Jamais je n’ai vu une ville
posséder autant de richesses et être en mesure d’accroître à l’infini celles-ci
grâce au labeur et à l’ingéniosité de ses habitants. Si nous n’y prenons garde,
elle supplantera nos commerçants dans tous les ports de la grande mer et Ostie
sera bientôt déserté par les navires en provenance de Grèce et d’Orient. Privée
de travail, la plèbe murmurera contre nous et nous accusera d’être responsables
de ses malheurs.
« Il
convient donc d’entraver le développement de cette cité et de faire sentir le
poids de notre autorité. Pour l’heure, le seul moyen d’y parvenir est
d’encourager secrètement Masinissa à poursuivre ses opérations militaires. Il
occupe certes indûment des territoires puniques mais ce sont là autant de
richesses qui ne tombent pas dans les coffres du Trésor de notre adversaire.
Tant que ce dernier sera menacé par les Numides, il multipliera les concessions
dans l’espoir de mériter notre bienveillance. Laissons les choses traîner
jusqu’à ce que les protagonistes finissent par négocier un compromis auquel
nous donnerons, bien entendu, notre garantie. »
Les
négociants carthaginois installés à Ostie nous firent savoir que le rapport de
Marcus Porcius Caton avait été favorablement accueilli par ses collègues, y
compris par ses adversaires au sein du Sénat. A leur grand soulagement, le
farouche vieillard n’avait pas mis à profit son séjour en Afrique pour réclamer
une fois de plus la destruction pure et simple de la cité d’Elissa. Il se
contentait de proposer une solution évitant le recours aux armes. Si on
l’écoutait, les portes du Temple de Janus resteraient closes, signe que la
ville de Romulus n’était pas en guerre avec ses voisins. On lui sut gré de
cette relative et surprenante modération. Par déférence envers leur illustre
aîné, les Pères conscrits suivirent ses consignes de prudente neutralité et
firent savoir à Hannon le Rab qu’il devait négocier avec son voisin un accord
de paix, étant entendu qu’il lui était interdit de recourir à la force et de
lever une armée pour récupérer les Grandes Plaines et la région de Tysca.
***
C’est dans
ces circonstances que s’introduisit dans notre ville le germe d’une discorde
fatale, responsable de tous nos malheurs futurs. Certains seront surpris de
cette affirmation mais, à mes yeux, le véritable responsable de la destruction
de notre cité n’est pas Publius Cornélius Scipion Aemilianus mais Marcus
Porcius Caton bien que ce dernier n’ait pas vécu assez longtemps pour voir la
réalisation de son rêve. Son rapport provoqua en effet une grave crise
politique au sein du Conseil des Cent Quatre dont les différentes factions ne
cessèrent dès lors de se déchirer, de nouer des alliances passagères et dont
les membres, plutôt que d’œuvrer au salut de notre patrie, cherchèrent tantôt à
se concilier les bonnes grâces de notre ennemi, tantôt à pousser ce dernier à
bout et à ruiner toute possibilité de trouver une issue honorable à la
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