Haute-Ville, Basse-Ville
directeur ne tenterait rien contre les « grandes familles » de Québec sans être bardé de preuves. Le récit détaillé de la journée de la veille convaincrait peut-être le chef de police de demander un mandat de perquisition. Jusqu'où son patron se laisserait-il influencer? Contourner un peu les lois pour protéger les riches et les puissants des conséquences de leurs frasques était une chose. Oserait-il les soustraire à des accusations de meurtre ?
Il s'occupa de laver les vêtements gâchés la veille, comme il l'avait promis à sa femme, tout en réfléchissant à la question. Une fois sa lessive terminée, le lieutenant reprit la machine à écrire et décrivit tout simplement les faits, dans leur ordre chronologique : la visite au bureau de poste, au voisin le plus rapproché, l'entrée dans la maison, les restes de vêtements dans le poêle, l'effraction dans le caveau à légumes, les grandes caisses contenant la glace, le sol de terre battue imprégné de sang. Ryan connaissait son devoir, la suite lui appartenait.
Gagnon dissimula ses carnets dans une boîte de chaussures où s'entassaient les papiers importants de la famille, puis la déposa au fond d'une garde-robe de la chambre à coucher. Il rangea la machine à écrire dans son coin. Alors que sa femme revenait de faire des courses avec un enfant au bout de chaque main, il décida de repasser les vêtements fraîchement lavés, et aussi une bonne partie de la lessive faite la veille.
La journée se termina paisiblement à jouer aux cartes avec les enfants. Sa femme lui lançait parfois des regards inquiets. Mais, quel que soit le diagnostic du médecin le lendemain, ils avaient du temps devant eux, se dit-elle. Ces maladies-là n'évoluaient pas bien rapidement.
Chapitre 10
Au coin des rues Dorchester et Saint-Joseph, Renaud vil un attroupement de quelques centaines de personnes. Kl les marchaient au milieu de la rue Saint-Joseph, en direction de l'église Saint-Roch. Une voiture de police venait devant, une autre derrière. La circulation automobile se trouvait interrompue. Sur les trottoirs, les gens s'arrêtaient pour regarder la procession de ces hommes désespérés. Ils affichaient des visages hagards et marchaient très lentement, tout en priant.
Des pancartes portées bien haut référaient à la Confédération des travailleurs catholiques et aux «unions» des cordonniers monteurs, tailleurs et machinistes. Pour compléter l'édifiante mobilisation, on trouvait aussi des bannières des ligues du Sacré-Cœur ou des cercles Lacordaire. Au centre de la manifestation, des hommes portaient sur leurs épaules une grande statue de saint Joseph, le patron des ouvriers. Au premier rang des manifestants se trouvaient Pierre Beaulé, le président de la Confédération, un ouvrier de la chaussure, et l'abbé Maxime Fortin, l'aumônier de la centrale syndicale.
Curieux, Renaud emboîta le pas aux grévistes. Il se rappelait les articles des journaux sur le conflit de travail : des dizaines de manufactures avaient recours à des briseurs de grève, des centaines de travailleurs, sinon quelques milliers, se trouvaient sans gagne-pain depuis de longs mois. Il devenait difficile de connaître exactement le nombre des travailleurs toujours inactifs, car ceux-ci devaient se dénicher un autre emploi, sinon ils s'exposaient à voir leur famille crever de faim.
Deux ou trois centaines de grévistes s'engouffrèrent dans l'église Saint-Roch, Renaud et quelques journalistes sur leurs talons. Là, ces spectateurs eurent droit à un long discours sur la solidarité ouvrière, de la part de Pierre Beaulé. Quand celui-ci regagna sa place dans la nef, l'abbé Maxime Fortin lui succéda. Le prêtre évoqua la très longue et très dure lutte des travailleurs contre l'Association des manufacturiers de chaussures de la ville de Québec. En entendant ce ton enflammé, Renaud se dit que le jeune ecclésiastique, grand et maigre, à la soutane élimée, avec ses lunettes à monture de broche sur le bout du nez, conclurait sa diatribe par une invitation à une action énergique, spectaculaire, pour retourner le rapport de force en faveur des grévistes. Il fut déçu.
— En terminant, mes très chers frères, continuait l'aumônier en renouant avec le ton du curé, il faut nous rappeler la nécessité de respecter le droit à la propriété privée. Dieu a voulu que certains naissent propriétaires d'usine, d'autres ouvriers. Il n'appartient pas
Weitere Kostenlose Bücher