Haute-Ville, Basse-Ville
pauvres campaient littéralement dans les postes de police, avec les journalistes, pour voir des clients potentiels arriver. Ces deux groupes de professionnels connaissaient sans doute mieux les dessous de la plupart des crimes que les jurés au moment de rendre un verdict.
— L'hypothèse la plus populaire, c'est que Gagnon avait soit trouvé les coupables, soit identifié des suspects très probables. Le chef Ryan l'a incité au silence. Le pauvre lieutenant était déjà pas mal perturbé : il a sauté sur le chef en l'accusant de laisser filer des coupables pour protéger les riches et les puissants. En des termes bien plus colorés que les miens, et en hurlant. Il plaidait le droit de Blanche d'obtenir justice, semble-t-il.
— Le délire de quelqu'un frappé de folie ?
— Peut-être. Mais les choses sont allées si vite. Ils ont mis Gagnon dans une cellule, puis l'ont expédié à Saint-Michel-Archange. Quand sa femme a eu le droit de le voir, il ressemblait à un légume.
Pouvait-on disposer si aisément d'un individu? Renaud en doutait fort.
— Selon votre théorie, il y a eu conspiration dès le départ pour ne pas enquêter sur le propriétaire du livret de banque. Cette conspiration impliquait le chef de police et les autorités judiciaires. Ne lésinons pas : le chef de police, et la tête de ce système, le procureur général de la province, qui se trouve être en même temps le premier ministre. L'homme le plus important de la ville selon votre ami Raoul Richard. Tout cela visait à éviter l'arrestation des amis du régime. Fin de l'acte un.
— C'est exactement cela.
— Acte deux : Gagnon enquête sans parler à personne, en contravention des ordres de son chef, et trouve ces coupables. Comme la Providence a voulu qu'il soit fragile de la tête, il s'énerve et on l'enferme à l'asile. Bien écrit, cela peut faire un bon roman.
L'avocat affichait son scepticisme pour des théories aussi fumeuses. Son interlocuteur rétorqua :
— C'est ce que j'ai dit à Raoul. L'idiot s'est pris pour Zola et il a publié son torchon sans le montrer à personne.
— Acte trois : Thomas Lavigerie arrive sur son cheval blanc, sort Gagnon de l'asile, fait pendre les coupables, fait élire cinquante conservateurs sur les soixante-cinq députés du Québec le 29 octobre prochain. Il obtient ainsi la balance du pouvoir et devient le Lapointe de Meighen, le lieutenant canadien-français du chef conservateur !
— Non. J'ai essayé cela en 1911, en contestant l'engagement militaire du Canada dans PEmpire. On a eu quelques députés, ça n'a pas marché.
L'autre esquissa un sourire dépité à ce souvenir. Pendant moins de vingt-quatre heures, il avait cru toucher au pouvoir politique.
— Acte trois : Lavigerie raconte son histoire à un intellectuel tout juste débarqué d'Europe. Comme celui-ci est proche des libéraux, il compte sur lui pour apprendre quelque chose de nouveau. Naïvement peut-être, il espère voir l'intellectuel faire son devoir s'il apprend des choses incriminantes pour ses nouveaux amis. Le pauvre Lavigerie rentre à la maison et se tient tranquille, car sa santé cardiaque est un peu fragile. A moins de mener une existence plus paisible, il risque de ne jamais toucher la pension de vieillesse promise par King. Mieux vaut éviter de trop fortes émotions.
Cette façon de parler de lui-même à la troisième personne amusait fort l'avocat conservateur. Son interlocuteur opposa :
— Vous n'auriez pas droit à cette pension de toute façon, vous êtes trop riche.
L'homme fut pris d'un grand rire. Il retrouva son sérieux et demanda :
— Qu'allez-vous faire ?
— Je ne crois pas à votre histoire.
— Ce n'est pas grave. Maintenant, elle va vous trotter dans la tête. Observez vos amis, si vous voyez quelque chose, agissez.
— Si je vois des personnes violer et tuer une jeune fille, je serai à la hauteur.
Son ironie trahissait son immense scepticisme.
— Bravo !
Lavigerie avait dit cela assez fort pour attirer l'attention des autres clients. Il revint au ton du murmure qui était le leur depuis le début du repas :
— Je ne vous serre pas la main pour officialiser notre accord, si on nous voyait cela révolterait vos amis libéraux. Je considère toutefois avoir votre parole d'honneur. Je veux vous demander une faveur.
L'homme cessa de mastiquer. Le ton de conspiration de
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