Haute-Ville, Basse-Ville

compétition. Le jeune homme ne désirait rien autant qu'être le premier.
    Au fond, Renaud avait accepté sans trop réfléchir l'invitation de Lavigerie. Un repas en tête-à-tête avec celui-ci ne le réjouissait pas particulièrement. D'un autre côté il était curieux d'entendre ce que l'autre avait à dire. Etant tous les deux ponctuels, ils se rencontrèrent à la porte du restaurant. Les salutations furent brèves. L'avocat conservateur affichait un visage abattu. Il demanda dès qu'ils furent à table :
    —    Vous devez être bien heureux de la tournure des événements. Elle favorise tout à fait vos nouveaux alliés politiques.
    —    Elle favorise surtout la justice et la démocratie. La justice en permettant de restaurer un peu la respectabilité de Germaine Caron. Elle a injustement été tramée dans la boue. Puis il y a de meilleures façons de faire de la politique que de répandre des rumeurs comme celles se profilant dans La Non-Vengée.
    —    Je suis d'accord avec vous pour l'essentiel. Il était très maladroit d'inquiéter cette jeune femme, elle n'a rien à voir avec cette histoire. Si cela avait servi à faire sortir la vérité, je vous dirais que l'on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs. Mais là, nous nous sommes fait rosser. Quant à la démocratie, la politique est un jeu viril.
    —    Mêler le fils du premier ministre à une affaire de meurtre sexuel pour gagner des votes est répugnant. Vous êtes candidat conservateur dans Montmagny, pour le scrutin fédéral actuellement disputé. Vous ne reculez vraiment devant rien pour gagner.
    Lavigerie ne sembla pas trop se formaliser de l'accusation.
    —    S'il s'agissait seulement de nuire à la réputation d'un innocent pour gagner des votes, vous auriez tout à fait raison. Cependant, il est tout à fait légitime de mettre sous les yeux du peuple que la justice a été trahie par le gouvernement.
    Le potage arriva sur ce sujet éminemment sérieux, ce qui permit à Renaud de réfléchir à sa repartie. Quand le serveur s'éloigna, il répliqua :
    —    Si vous me dites que La Non-Vengée est pour le Canada français ce que J'accuse d'Emile Zola fut pour la France, je m'étouffe de rire.
    —    C'est pourtant cela. Dans les deux cas, il s'agit de dénoncer un vaste complot des autorités pour soustraire à la justice des personnes proches du pouvoir. C'était l'obsession de l'espionnage en France, les mœurs sexuelles ici. Chaque pays a ses lubies, sans doute attribuables à l'éducation reçue.
    Emile Zola avait publié une lettre ouverte dans les journaux pour accuser l'armée et le gouvernement de France d'avoir condamné au bagne un innocent, Dreyfus, pour trahison, et d'avoir ensuite maintenu cette sentence pour protéger à la fois le vrai coupable, ses alliés et les imbéciles à l'origine de l'erreur judiciaire. Que le condamné fut juif accentuait encore les passions : l'affaire s'était déroulée dans un climat de racisme sauvage.
    —    Vous revenez au point de départ : le fils du premier ministre et ses copains sont soustraits à la justice dans le contexte d'une grande conspiration politico-policière, fit Renaud avec un sourire incrédule.
    —    Oubliez le fils du premier ministre. Considérez La Non-Vengée pour ce que Raoul Richard a dit qu'elle était: une œuvre de fiction. Nous avons été incapables de trouver des preuves assez solides.
    —    Qu'est-ce qui s'est passé, selon vous ?
    —    De jeunes libéraux font une connerie. La police ne fait rien pour ne pas indisposer les grands hommes. Le proeurem général, aussi premier ministre, tient tous les magistrats dans sa main. Il tire les ficelles, afin d'éviter qu'un scandale ne vienne éclabousser son parti juste au moment des élections.
    Renaud demeura songeur un moment, avant de convenir:
    —    Bien écrite, cette histoire aurait un certain intérêt... en tant que roman. Je n'aime pas cette façon de faire de la politique. Si Meighen surpasse King dans une élection loyale, je vous paierai à boire le soir du 29 octobre, pour fêter votre victoire dans Montmagny. Ferez-vous de même, dans le cas contraire? Utiliser des rumeurs et la curiosité malsaine de la population pour une histoire scabreuse à des fins partisanes me répugne.
    Les deux convives avaient commencé le plat principal. Lavigerie ne répondit pas tout de suite. Il consentit enfin :
    —    Je vous crois sincère, vous êtes un