Haute-Ville, Basse-Ville
gens sans défense.
— Gagnon ? Ces traitements étaient indiqués pour lui ?
— Il ne me semblait pas particulièrement déprimé. Il était agité cependant. Si j'avais un diplôme de médecine, une énorme maison et une belle auto, je l'aurais laissé un moment avec la camisole de force, pour voir s'il allait se calmer tout seul. Il n'y avait pas d'urgence. Remarquez, il est très calme maintenant.
Le cynisme de cet employé donnait froid dans le dos. L'avocat murmura :
— Mais il était vraiment malade à son arrivée ?
— Sans doute. Il paraît que son père est mort ici, ces troubles sont souvent héréditaires. Ce client sombrait lentement dans la démence.
A l'autre bout de la salle, le policier continuait de murmurer sa petite chanson. Sa prononciation était devenue inintelligible. Dommage, car les paroles de sa ritournelle, sans cesse répétées, étaient «Un petit meurtre sans importance». De sa dernière conversation avec le chef Ryan, il ne restait rien d'autre dans son esprit. Renaud demanda encore à l'infirmier:
— Au début, vous compreniez ce qu'il disait?
— Dès que quelqu'un approchait, il racontait toujours la même chose: la police est pourrie, le gouvernement est pourri. Il disait que les gros, les puissants, enculent les petits. Bien sûr, les mots sortaient un peu de travers, mais c'était clair, quand on se donnait la peine d'écouter. Selon moi, le bonhomme avait entièrement raison, le médecin l'a trouvé complètement fou. Dans ces cas-là, je ne donne pas mon avis, pour ne pas passer chez les fous moi aussi.
— Quand il racontait tout cela, il nommait des noms ?
— Ah! La vieille obsession de maître Lavigerie. Non, il ne donnait pas de noms. Le seul nom identifiable, dans tout cela, c'était celui de son patron, le chef de police. Celui-là, il ne l'aimait pas du tout.
L'infirmier regarda Gagnon avec une certaine sympathie. Il devait lui aussi partager ce sentiment envers son supérieur immédiat.
— Allons-nous-en, fit Renaud en frissonnant.
Il détestait cet endroit, la chanson du policier lui paraissait de plus en plus lugubre. Ils passèrent par les mêmes corridors. Ceux-ci semblaient suinter encore plus de misère. Près de la sortie, l'avocat s'attira un regard digne du Grand Inquisiteur de la part d'une religieuse. L'infirmier la vit aussi. Il commenta à voix suffisamment haute pour être entendu :
— C'est malheureux, monsieur Saint-Pierre, mais votre beau-frère est toujours dans le même état. Le médecin ne pense pas que cela va s'améliorer.
Le visage de la religieuse se radoucit un peu. Renaud Daigle s'esquiva rapidement, avant que quelqu'un ne se mette en tête de le garder là.
Au cours du mercredi suivant, les jeunes libéraux affichaient des mines plus détendues. Rien de fâcheux ne résulterait de l'enquête on discovery. Ce matin-là, ils eurent tous quelques mots pour leur professeur. Henri Trudel lui remit un essai, accompagné de ses plates excuses pour la semaine de retard. Dans le murmure précédant le début de la leçon, Renaud comprit que les jeunes conservateurs, le quart de sa classe peut-être, semblaient toujours croire à une conspiration dans l'affaire Blanche Girard, malgré l'absence d'argument pour prouver leur point de vue. Quant au reste des étudiants, ils gardaient le sourire et accusaient les autres de prendre leurs rêves pour des réalités.
Dans les semaines suivantes, Renaud ne pensa plus aux étonnantes théories avancées par Thomas Lavigerie. De plus en plus engagé dans la campagne électorale d'Ernest Lapointe, il écrivait même des bouts de discours pour lui. Il prit aussi la parole lors de deux assemblées publiques. Élise Trudel en était maintenant aux démonstrations de force. Elle téléphonait, aidée de ses camarades du comité féminin, à toutes les femmes susceptibles de favoriser les libéraux pour les inviter à de grands rassemblements. Elle leur demandait d'amener chacune au moins une amie toujours indécise. Renaud assistait à la plupart de ces réunions où des femmes buvaient du thé et parlaient chiffons ou bébés. Beaucoup venaient accompagnées d'enfants en bas âge et attachaient sans doute plus d'importance au fait de pouvoir sortir de la maison un moment qu'à la campagne de l'onctueux Ernest Lapointe. Celui-ci prenait la parole à toutes ces assemblées, faisant le plein de votes.
Cette belle équipe libérale
Weitere Kostenlose Bücher