Haute-Ville, Basse-Ville

outsider. Vous prenez nos histoires d'élection pour ce qu'elles sont: des épisodes sans conséquence sur le cours de l'histoire. Vous accepteriez de payer à boire aux vainqueurs le 29 octobre, si vous perdiez. Votre fortune personnelle vous procure le luxe d'être indépendant. Combien de vos amis libéraux prennent ces questions d'aussi haut? Pas même cette charmante Elise Trudel, qui me déteste tant. Vous êtes plus attaché à la justice qu'au Parti libéral, alors je vais vous dire tout ce que je sais.
    Renaud avait l'impression de se noyer sous les tonnes de miel déversées sur lui. Il continuait de manger tout en faisant des signes de tête pour signifier son attention :
    —    Vous accordez autant d'importance à la vie d'une petite vendeuse qu'à la paix de l'esprit de nos élites. Votre intérêt pour Germaine Caron en témoigne.
    Son interlocuteur leva un regard mauvais sur son vis-à-vis. La moindre allusion à sa vie personnelle l'irritait.
    —    Voyons, ne jouons pas. Si seulement la moitié des soupçons de Grâce à propos de vos relations est vraie, elle n'est pas seulement votre cliente. Tous ne pensent pas comme vous, dans mon Parti comme dans le vôtre. Ils ne sont pas méchants, ils ont été élevés comme cela : les gens d'en bas ne sentent pas les choses comme les gens d'en haut. Ils souffrent moins de leur misère, ils sont nés pour servir, etc. Ces jugements donnent bonne conscience aux privilégiés. Cette rhétorique n'est sûrement pas étrangère à votre expérience de la Grande-Bretagne.
    —    Non, elle ne l'est pas, dit Renaud.
    Il se souvenait des discours de ses collègues officiers à propos des hommes de troupe menés à la boucherie. Lavigerie prit quelques bouchées, avala la moitié de son verre de bière et reprit son monologue :
    —    J'ai glané des informations auprès du personnel du poste de police et de l'hôpital Saint-Michel-Archange. Au lendemain de la découverte du corps de Blanche Girard, Le Soleil laissait entendre que les coupables seraient arrêtés le soir même, à cause d'un livret de banque. Puis on n'en a plus jamais entendu parler.
    Renaud acquiesça. Le lendemain de son arrivée, au moment de serrer la main du vieux Gauthier, le gardien lui avait parlé du carnet. Ses confidences avaient été interrompues par l'arrivée d'un officier de police, Ryan. Lavigerie continuait :
    —    Autour d'une bière, les policiers soutiennent que ce livret appartenait à quelqu'un d'important. Le chef de police aurait fait pression sur Gagnon pour lui faire abandonner cette piste.
    —    Ce carnet a été volé. Il venait d'un curieux présent sur les lieux.
    —    Ce vol, tout comme ces curieux, ont un caractère providentiel dans cette histoire. Avec une pièce à conviction comme cela, on amène le client au poste et on le cuisine, quitte à le laisser aller après avoir constaté son innocence. Ils ont fait cela avec les frères Germain, pas exemple. C'est la procédure.
    Cela correspondait aussi à ce que Renaud connaissait des usages de la police.
    —    Le chef de police, ou quelqu'un d'autre, aurait détourné Gagnon de son devoir ?
    —    Quand quelqu'un de haut placé dit à un policier de regarder ailleurs au moment de la commission d'un crime, celui-ci obéit pour ne pas perdre son travail.
    —    Admettons. C'est tout?
    —    Pas tout à fait. Gagnon a bénéficié d'un congé inattendu après la libération des frères Germain. Je l'ai vu ce matin-là, il encaissait mal le coup. L'histoire de Blanche lui tenait beaucoup à cœur. Selon ses collègues, il a profité de son absence du poste pour reprendre son enquête de façon clandestine, en partant du livret.
    Le policier se trouvait interné à l'asile, se souvint le professeur de droit. A cause de cela, ses initiatives semblaient bien suspectes.
    —    Comment savez-vous ce qui se passe au poste de police ?
    —    Je fais beaucoup de droit criminel. Les agents me téléphonent parfois pour me signaler un cas intéressant. J'ai connu de cette façon l'existence des frères Germain, par exemple: je me suis retrouvé leur avocat. Evidemment, ils touchent un petit quelque chose pour servir d'intermédiaires, et je paie beaucoup de bière à ces policiers. Un tas de clients satisfaits me paient la bière à leur tour. Je connais bien le poste de police.
    Cela se passait souvent ainsi avec les causes criminelles. Les avocats plus affamés ou plus