Haute-Ville, Basse-Ville
demander des excuses à un religieux et espérer garder cela secret. Vous risquez d'être chassé de l'université, de ne pas trouver d'emploi dans cette ville, et même dans toute la province. Ce serait comme un suicide.
— Je sais. Merci du conseil.
Le ton contenait une tristesse infinie. L'homme jugea préférable de ne pas ajouter «joyeuses fêtes» en fermant la porte dans son dos. Marceau comprenait la prudence de l'avocat. Pourquoi plongerait-il avec lui? Personnellement, il se sentait de moins en moins préoccupé par son avenir.
Renaud prit le train avec un soulagement immense. La belle et catholique ville de Québec lui pesait tout d'un coup. Changer d'air lui ferait le plus grand bien. Il ne serait pas moins seul à New York. Néanmoins l'excitation d'un environnement tout nouveau, et la frénésie d'une très grande ville, lui changeraient les idées. Il put donc passer une semaine à visiter les grands magasins et les musées. Il vit des livres peu susceptibles de se trouver un jour sur les rayons de la librairie Garneau, à cause de la censure, et en acheta beaucoup. Il mangea aussi dans des restaurants où il aurait pu s'amuser à marcher sur les mains sans que cela ne vienne aux oreilles du recteur de l'Université Laval, ni à celles du recteur de l'Université Columbia. La liberté de la grande ville lui parut grisante.
Le 1 er janvier, l'homme reprit le train au petit matin, pour rentrer chez lui. Le balancement des wagons sur les rails le fit somnoler pendant des heures. Cependant, il eut aussi le temps de penser au gâchis de sa petite aventure avec Helen. C'était l'expression utilisée par Elise Trudel. Elle décrivait bien la réalité : ces quelques semaines lui avaient procuré une illusion. Celle de réparer le drame des années 1917-1918. Cela n'avait pas été une réussite. Helen ne l'avait pas trompé : son intérêt pour Henri sautait aux yeux dès la première fois qu'il l'avait vue. Une idée le dérangeait surtout: le dimanche où elle était dans son lit, elle avait sans doute déjà accepté de passer les fêtes à La Malbaie.
Il n'appliquait pas aux femmes les mêmes règles de conduite qu'à lui. Helen demeurait une couventine, en comparaison. Si elle se permettait quelques privautés, lui se trouvait au bordel très régulièrement depuis trois mois. Il se sentait gêné bien sûr - il l'était aussi quand il demandait des sous-vêtements au comptoir d'un magasin, surtout s'il avait affaire à une vendeuse -, pas du tout coupable. La culpabilité l'effleurait tout de même un peu quand il songeait à Germaine. Il avait fait avec elle pendant des semaines ce que la petite Irlandaise avait fait avec lui.
Pire, il se demandait encore si Helen voudrait le revoir en janvier. Quand il répondait oui à cette question, c'était pour s'imaginer la rejetant tout de suite, pour se venger. En même temps, une pointe d'intelligence lui disait le ridicule de ce questionnement : elle n'était pas allée chez les Trudel pour la joie d'un Noël en famille. Elle poursuivait un but précis. Il la reverrait de façon fortuite dans la rue ou lors d'activités sociales, et il rougirait plus qu'elle au souvenir de la tournure intime de leur relation un certain dimanche après-midi.
Pendant tout le trajet, il ne voulut pas penser à Elise Trudel. Le vrai gâchis était là. Il était beaucoup trop honteux pour réfléchir à la relation amoureuse sacrifiée, et beaucoup trop orgueilleux pour essayer de réparer.
Il arriva à Québec en fin de soirée, le 1 er janvier 1926. Il faisait un froid sibérien dans le taxi non chauffé qui le ramena au Morency. Il trouva ses deux boîtes de livres bien lourdes, avec sa valise en plus. Il dut faire deux fois le trajet de la porte d'entrée à son appartement. Au second, il récupéra son courrier. Presque rien : une carte de vœux de son gérant de banque et une lettre recommandée de Jean-Jacques Marceau.
— Mon Dieu ! Que me veut-il encore ? grommela le professeur.
Heureusement, il n'avait pas écrit «Personnel et confidentiel» en lettres majuscules sur l'enveloppe. Si quelqu'un imaginait une aventure avec le jeune homme, ce serait la déchéance totale. Il prit la peine de retourner la missive en tous sens pour s'assurer qu'elle n'avait pas été ouverte.
Dans son appartement, il commença par se verser un whisky et chercher une station de radio diffusant de la musique. Ensuite, il ouvrit l'enveloppe. Une lettre dactylographiée se trouvait
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