Haute-Ville, Basse-Ville
Si c'est le cas, j'aimerais entendre ton opinion sur eux.
— D'accord.
— Est-ce que le nom d'Henri Trudel te dit quelque chose ?
— Oui.
— C'est quel genre de client?
Renaud était terriblement déçu qu'elle le connaisse, mais il avait décidé de ne pas s'en formaliser.
— Tranquille. Jamais personne ne s'est plaint de lui.
Elle préférait cette formule impersonnelle.
— Michel Bégin?... Jean-Jacques Marceau?... Jacques Saint-Amant ?...
À chacun de ces noms, elle lui adressa un signe de dénégation. Se pouvait-il que Trudel aille au bordel sans emmener ses jeunes amis libéraux avec lui ? Elle changea tout à fait de visage quand il nomma William Fitzpatrick.
— Coup double ? fit-elle avec dépit.
Elle continua en voyant ses sourcils levés :
— Il veut toujours deux filles avec lui. Non pas que son appétit soit si grand. Comme cela, il se sent riche. Ou çà l'excite.
Cette jeune femme connaissait sans doute des détails étonnants sur plusieurs notables de la ville. Il lui demanda :
— Est-ce que tu l'as eu comme client?
— Oh, Renaud! fit-elle alors que la tristesse se peignait sur son visage.
— Je pose la question parce qu'il se meurt de la syphilis.
Sa figure changea tout de suite :
— Les pauvres filles.
Cette maladie tuait rarement si rapidement, mais l'issue devenait souvent fatale, et l'infection ruinait toujours les existences. Il nomma le dernier nom de sa liste :
— Romuald Lafrance ?
Elle ne dit rien d'abord. Puis elle murmura:
— Il est dangereux.
— Que veux-tu dire ?
— Son jeu préféré, c'est de mettre des objets dans le ventre des filles.
C'était lui ! Selon le docteur Grégoire, une torture de ce genre avait tué Blanche. Cela ne pouvait être un hasard. Pour trois d'entre eux - Bégin, Saint-Amant, Fitzpatrick -, il ne savait pas. Un lien existait toutefois entre Blanche et trois jeunes hommes: Trudel, Marceau et Lafrance.
— Est-ce qu'il t'a déjà ?...
Lara ne put même pas se formaliser de la question, tellement son inquiétude paraissait sur son visage.
— Non. D'ailleurs, il ne mettra plus les pieds-ici. Cela ne serait pas bon pour sa santé, répondit-elle avec un petit sourire.
— Comment cela ?
— Dans des maisons comme ici, nous sommes assurées d'une certaine sécurité. Il a blessé une camarade, il ne viendra plus en ces lieux.
Cela le rassura à moitié. Un autre fou pouvait, dans une demi-heure, se pointer dans cette chambre et estropier Lara, même la tuer. Un peu pour chasser cette pensée, il demanda :
— Est-ce courant de connaître les noms des clients ? Tu connais trois personnes parmi celles que j'ai nommées.
— Oui et non. Dans le cas de Trudel, on l'a reconnu à cause d'une photo dans le journal. Son père s'est engagé dans une campagne pour la tempérance. Cela nous a fait bien rire. Ce garçon n'avait rien d'un membre des ligues Lacordaire lors de ses visites. Il a cessé de venir l'été dernier. Comme nous descendons toutes ensemble pour accueillir des clients, quand l'une sait un nom, les autres l'apprennent.
Celui de Renaud risquait d'être tout aussi familier à ces femmes. L'idée le rendit un peu honteux.
— Dans le cas de Fitzpatrick?
— Même chose. Nous ne le voyons plus depuis des mois. Lui aimait dire son nom pour montrer son importance. Certains se comportent comme cela.
— Pour Lafrance ?
— Lorsqu'il a commencé à avoir des exigences bizarres, une fille a fouillé son portefeuille pour trouver son nom et avertir les autres. Nous nous donnons ces renseignements entre nous.
Ces moyens de défense paraissaient si dérisoires.
— Depuis combien de temps se fait-il discret?
— Quelques mois. Son comportement est devenu étrange l'été dernier, au point de faire peur à celles avec qui il montait.
Après un échange aussi troublant, le couple ne trouva guère un sujet de conversation anodin. Ils restèrent silencieux, l'un à côté de l'autre, assis au bord du lit. Renaud lui demanda encore si elle voulait sortir de «là» avant de la quitter, réitérant son assurance que cela pouvait se faire sans difficulté. Elle secoua la tête de gauche à droite d'un air triste.
— Peux-tu au moins sortir encore d'ici pour quelques heures ?
— Berthe m'aime bien. Je peux la convaincre que j'ai mes règles
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